Présentation dans le cadre du colloque du CRIHN 2023 à l’Université de Montréal, 11-13 octobre.
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Texte #
Je suis doctorante en Recherche-Création au Département des Littératures de langue française sous la direction de Catherine Mavrikakis et Marcello Vitali-Rosati et je remercie, avant toute chose, Michael pour cet espace de libre partage.
Ceci n'est pas l'histoire d'une thèse mais celle d'un doctorat.
Je partage ici mon expérience de doctorat que vient résumer une thèse, actuellement en fin de rédaction ou qui ne finit pas d’en finir, plutôt que de vous assommer avec le résumé d’une thèse qui ne représente qu’une production écrite dont je me garde la charge synthétique pour la soutenance.
*the narrative of the Never-ending PHD*
comme un parcours,
avec ses croisements, ses chemins de traverses, ses impasses
qui fondent pour moi une réalité de la recherche.
Mes recherches du début du doctorat jusqu’à aujourd’hui suivent un même fil qui est celui de saisir la matérialité de l’inscription
comment elle s'agence avec les réalités culturelles,
comment elle les fait émerger,
comme le fait littéraire est un rapport d'écriture qui est déterminé par les caractéristiques du support, qu'on le nomme média ou plus largement environnement d'écriture.
Unser Schreibwerzeug schreibt mit an unseren Gedanken. (Nietschze, Lettre à Heinrich Köselitz, fin février 1882 dans Nietzsche Briefwechsel : Kritische Gesamtausgabe, 1975-1984, vol III/1, p. 172)
Our writing tools write with us on our thoughts. (traduction personnellle effectuée à l’aide de DeepL)
Wie wir alle wissen und nur nicht sagen, schreibt kein Mensch mehr. (« Es gibt keine Sotware », in Draculas Vermächtnis. Technische Schriften, Kittler 1993)
As we all know but do not admit, no human being writes any more. (traduction personnellle effectuée à l’aide de DeepL)
Je suis de formation littéraire, classique, moderne et numérique et par envie de transgression des cadres – mais aussi pour rentabilier 3 formations à la maîtrise/master – mon idée n’était pas d’avoir une époque définie, un corpus délimité, de souscrire à des limites temporelles ou même médiatiques.
La matérialité de l’écriture, cela peut aller de la nouvelle architecture de l’information qu’implémente le modèle du Codex, en passant par la plume que Flaubert taillait comme processus rituel de création, en passant par Nietzsche aveugle en devenir qui fut l’un des premiers à utiliser une machine à écrire qu’il appela « sa délicate », si délicate que cette machine se cassa et que Nietzsche dû se “rabattre” sur une série de secrétaires, jusqu’à l’ambiguité des termes computers et typewriter qui peuvent autant désigner les femmes qui utilisaient des machines spécifiques que les machines en elles-mêmes.
Ce qui lie chacune de ces anecdotes, c’est que les environnements d’écriture déterminent bien notre écriture – au point où on pourrait même se demander si l’écriture existe en dehors de ces derniers ou si on peut vraiment distinguer les deux – mais ils établissent aussi le fait littéraire, ce que c’est que le geste d’inscription dans des réalités culturelles.
Les écritures numériques #
Mon doctorat débute en parallèle de mon implication à la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques / Canada Research Chair on Digital Textualities (dont le titulaire est traditionnellement la première personne à poser une question) : et ce point est important parce qu’il n’y a pas deux recherches qui serait de part et d’autre d’une cloison imperméable mais un dialogue both ways.
Cloison poreuse entre les espaces de recherche que ce soit par rapport à des pratiques d’écritures, à l’utilisation d’outils (adhésion à la science ouverte et aux outils libres), à des intérêts de recherche (plus largement aux enjeux de rédaction, structuration, diffusion et légitimation de l’écriture dans les environnements numériques), à des méthodes de travail (travail en équipe, co-formation entre les membres de la chaire) mais aussi par rapport à des choses qui paraîtraient plus triviales (les dialogues de couloirs, les désaccords, les réconciliations).
On ne peut pas co-signer une thèse, ce que l’on peut faire en revanche c’est reconnaître le collectif de nos idées, c’est ce que je fais ici mais c’est aussi ce que j’analyse dans l’écriture de ma thèse pour déplacer le principe d’auteur unique et de génie créatif là où il me semble appartenir, le remettre dans sa tour pour qu’il nous laisse travailler tranquillement en équipe.
Cloison poreuse donc entre les espaces de recherche mais pas trop poreuse tout de même puisque :
Ceci n’est pas une thèse sur l’Anthologie grecque #
Au grand désespoir de mon directeur qui m’a tout de même accepté au doctorat et engagé à la Chaire pour coordonner le projet d’édition numérique collaborative de l’Anthologie grecque, ma thèse ne porte pas sur l’Anthologie grecque ni sur ce projet qui est aujourd’hui coordonné par Mathilde Verstraete.
Ce projet a pourtant nourri ma réflexion, il a été à l’origine de mon premier article, et m’a amené en parallèle de ses développements scientifiques et techniques à considérer l’objet littéraire non plus comme une œuvre statique et immobile et abstraite (comme un monument) mais comme un corpus (comme un mouvement), soit comme un ensemble vivant qui continue d’être renégocié par les présents culturels.
Des images comme des aveux #
J’avais refusé l’anthologie, il fallait bien trouver un nœud, un terme pour cristaliser ma réflexion :
- au grand deuxième désespoir de mon directeur, il y a notamment eu le terme “palimpseste”, terme dont on hérite pour beaucoup en Littérature de Genette;
- il y a eu également d’autres images dont je vous épargne la liste.
Ces pérégrinations, elles témoignent pour moi de problématiques de la recherche :
-
c’est dur de trouver un bon titre - un titre qui résume sans trahir, fidèle mais compact : plusieurs thèses ou publications actuelles déclinent par exemple le terme de “fabrique” (fabrique du savoir, des femmes, des algorithmes, etc.) et pour certains de ces travaux qui s’estampillent du mot “fabrique”, il ne s’agit ni d’explorer le sens du terme ni vraiment de l’utiliser dans le corps du texte (au fond dans Palimpseste de Genette, le terme ne revient que 6 fois).
-
le problème des belles images (le palimpseste en est une), c’est que ce sont des essentialisations. Mon terme aujourd’hui est un raccourci mais aussi un aveu de ne pouvoir dépasser l’essentialisation : l’épaisseur, c’est un mix entre l’espace (spatium), une partie de la paume de la main (spithama), et le terme d’espoir (spes) dont on a bien besoin1.
Je n’écris pas ma thèse, je la fais #
Durant les années de doctorat à la Chaire, je n’ai pas écrit ma thèse, je l’ai fait.
Je ne me suis pas assise jour après jour à une table solitaire au fond de la bibliothèque universitaire devant des textes à ficher, ce qui reste une occupation très noble.2
Pendant les années de doctorat, j’ai écrit des demandes de subvention, coordonné une revue, ajouté des virgules, enlevé des points, j’ai fait des git push
, j’ai beaucoup trop de merge
et créé bien trop de conflits, couru dans les couloirs à la recherche d’un adaptateur pour une conférence, j’ai formé des étudiants aux principes de l’écriture sémantique, j’ai masculinisé mon nom dans l’échange de courriels pour avoir de l’autorité, cassé un outil d’édition en sciences humaines (et j’en suis fière), j’ai fait le suivi d’expérimentations éditoriales comme la mise en place d’un open peer review pour une revue en sciences humaines, j’ai fait du bon mauvais café.
Mais ce qui est le plus important, c’est que toutes ces gesticulations qui ne semblent pas être directement liées à ma recherche, se retrouvent dans ma thèse, de la demande de subvention qui est peut-être le niveau le plus concrêt, le plus contraignant, le plus chronophage de notre travail universitaire jusqu’à la cafetière qui nous permet de rester en éveil jusqu’à la fin de la journée.
La recherche s’est donc faite par le dehors des frontières de son sujet. C’est tout ce qui n’était pas dans son sentier qui est venu lui donner de la matière.
Ce qui me fait dire :
-
la recherche ne se résume pas à des concepts, mais comprends des réalités très triviales ;
-
l’écriture, qu’il s’agisse d’un courriel, d’une description de projet, d’un plan de cours, est déterminée par des conjonctures très concrètes, qui ne sont certainement pas toutes humaines et dont la portée nous échappent.
Je rassure, j’ai finalement fini par écrire.
Chercher où écrire #
Parvenir en rédaction ne s’est pas fait à partir du passage de l’examen de synthèse, qui est ici un examen qui permet de marquer officiellement le début d’une rédaction institutionnelle.
Le passage à la rédaction s’est d’abord traduit par une recherche
chercher où écrire
Considérer que l’environnement d’écriture détermine l’écriture n’est pas juste un statement à démontrer par une argumentation scientifique, il me fallait implémenter cette idée :
chercher un environnement d'écriture qui corresponde à mes pratiques d'écriture et d'édition
(donc pas de docx, pas de Word, pas de power point),
trouver un système qui soit accessible, balisé
mais suffisamment plastique pour continuer la pratique, l'apprentissage dans son exploration.
Je parle de recherche d’un environnement mais on est très proche en réalité de l’errance technique :
moment où j'ai commencé à écrire des bouts à des endroits,
découvert que ces endroits ne me convenaient pas,
alors passer à d'autres lieux,
perdre des bouts sur les précédents espaces,
*wandering from one technique to another*.
Et j’en suis arrivée à une structure, une chaîne d’écriture plutôt simple :
un repo github + un CMS (Hugo) + un éditeur de texte (VsCodium).
Mon premier site d’écriture, Blank.blue, n’est pas juste une première expérience de publication au fil de l’eau, c’est une prise de conscience de l’importance d’avoir un environnement d’écriture à soi, de saisir l’écriture au sens de conception, de création, d’implémentation d’un lieu inscriptible.
Thinking through making #
J’en arrive à parler de l’approche recherche-création qui a émané de ce doctorat et qui ne souhaite pas distinguer d’un côté la recherche et de l’autre la création, soit de différencier :
- une approche plus classique, scientifique
qui viendrait être aggrémentée par
- une approche plus inventive
Il s’agit de créer un seul et même objet, une cohérence.
Je pense que la meilleure manière d’expliquer cette idée d’une recherche-création qui ne distingue pas recherche et création (le terme recherche-création n’est pas bon mais il n’en existe pas encore qui soit satisfaisant à mes yeux), c’est ce dont parle l’anthropologue Tim Ingold qui propose de penser une inversion du modèle classique du making through thinking.
Le modèle classique considère qu’à partir la pensée informe la matière : je pense et je fais à partir de cette pensée.
Au contraire, Ingold parle de thinking through making. L’idée est de considérer que c’est par la pratique que la pensée émerge et que même, ça c’est moi qui l’ajoute, il n’y a pas d’un côté la pensée, la recherche, l’intellect et de l’autre le faire, la création et la pratique mais une même chose qui est une composition des rapports.
Ce n’est donc plus le régime de la projection où la théorie arrive avant son application et où theory leads and practice follows.
Si l’exercice a déjà été fait par plusieurs autres thèses de l’Université de Montréal (notamment celle de Karianne Trudeau-Desnoyers), il n’y a pas de modèle pour une thèse recherche-création sans bipolarité : il y a déjà peu de modèle pour une thèse recherche-création “normale” (et c’est tant mieux parce que cela laisse l’espace pour penser une méthologie propre).
Le défi est alors de penser hors des cadres.
Je ne serai ni auteure ni informaticienne #
(mais je serai éditrice)
Un auteur c’est quelqu’un dont au moins un livre (papier) a été publié, un informaticien c’est quelqu’un qui publie du code (qui fonctionne).
L’horizon de ma création n’est pas la publication papier, les expérimentations de ma thèse ne sont pas compatibles avec la sortie print.
Je ne publie pas de livre papier, je ne serai donc pas auteure.
Pour autant, mes collègues de travail pourront en témoigner, je ne respecte aucun des manuels – que je ne lis déjà pas, mes pratiques sont miennes mais ne sont pas particulièrement bonnes, je n’indente pas mon code, j’ai une centaine de modifications en attente de commit
, j’écris mon html
à la main (ce qui est une hérétique cause d’erreurs continuelles), je bricole et traficote et si au final ça marche c’est sur le fil, et on ne sait ni trop comment ni trop pourquoi.
Je ne suis certes pas informaticienne.
En revanche, j’explore les structurations.
Je suis donc plus éditrice.
5 comme les doigts de la main #
Ce que cela donne plus concrètement, et c’est sur cette bribe de thèse que je finirai, 5 extensions relativement autonomes qui sont utilisées comme autant d’angles pour aborder ma problématique, pour observer ce que devient l’écriture, le geste d’inscription et ultimement le fait littéraire dans ces paysages :
- Fabrique
- Machine
- Média
- Page
- Matière
5 comme les cinq doigts d’une main, certainement une petite main, qui souhaiterai saisir quelque chose, une épaisseur, qui demeure dès le départ condamnée à être aplanie, aplatie par le discours.
- Fabrique
La Fabrique est d’abord une analyse de cette même notion pour comprendre comment elle est elle-même une co-création de plusieurs théories, traditions et même traductions de ces théories avec des décalages comme pour le texte de référence de Flusser
fabrique d'un idéal
celui d'une recherche qui s'ouvre à une démocratie des objets d'études,
qui va vers un artisannat,
qui étudie ses coulisses
et qui prend compte des pratiques qui l'ont constitué.
Cette fabrique est également l’occasion pour moi d’expliquer l’espace de travail d’un doctorat : d’affimer la dimension fondamentalement collective de la production de la connaissance (des personnes qui travaillent avec moi, des conférenciers écoutés, des intelligences lues jusqu’aux autres formes d’intelligence - DeepL ou ChatGPT que je salue)
C’est aussi l’occasion de parler de la structuration technique de la thèse produite, parler des choix pour la construction du site, qui reprend la chaîne de mon site personnel, et d’expliquer en quoi ces choix fondent une réalité technique qui n’est pas tant de l’ordre d’une connaissance informatique que d’un choix de pratique d’écriture et d’édition.
- Machine
L’extension Machine explore l’impact d’une mécanisation de l’écriture, le balancement entre humain et non-humain, le déplacement du sens de littérature qui ne devient pas tant une poétique à partir de mots qu’à partir de modélisations notamment avec les créations de l’Oulipo jusqu’à celle de Goldsmith qui souhaitent déplacer la question de l’originalité et même la rendre caduque.
Ce qui ressort de cette partie c’est une renégociation avec ce que l’on considére être habituellement la chair du littéraire, le texte : l’exemple le plus commun est celui des Cent mille milliard de poème de Queneau (qui cite d’ailleurs Turing dans son précepte), création où la valeur littéraire ne relève pas tant du texte (d’ailleurs impossible à lire) qu’elle s’articule sur l’implémentation d’un modèle.
C’est ce que retranscrit le générateur développé, un générateur qui vise pas à produire un texte qui “fonctionne”, un générateur de perte de sens où un script (javascript) vient perturber un autre script (qui produit à la volée des phrases sans règles sémantiques ou syntaxiques), la perturbation fonctionne en coupant des bouts du code html de la page, jusqu’à la disparition même de la déclaration DOCTYPE
.
- Média
Le Média reprend la pensée des médias, des traditions anglophones et germanophones des Media Studies, de l’école de l’intermédialité jusqu’au Post-media avec le problème de l’essentialisation sur lequel viennent buter à un moment chacune de ces théories. Du flou sémantique de McLuhan (où le média est à la fois le message, le contenu du message et le fait même du message), de la rose de Kittler (a media is a rose is a rose is a rose), jusqu’à l’image du banc de poisson proposé par Marcello Vitali-Rosati, il y a la composition d’une narration pour retranscrire la complexité qu’incarne les réalités médiatiques.
Articulé à cette traversée médiatique, j’ai développé avec l’aide d’un ami, Enzo Poggio, un programme pour générer des caligrammes à partir du texte même de la thèse, caligrammes dont les formes changent au fil des lignes.
Pour les dernières extensions, encore en travail, la Page et la Matière, je laisse le suspens pour la publication de la thèse pour les motivés qui la liront (même si personne ne lit jamais les thèse).
Comment ça s’édite un doctorat ? #
La question sur laquelle j’aimerai conclure et qui anime je pense plusieurs des travaux, c’est celle de retranscrire en quelques pages des années de recherches, de café, d’échanges, d’apprentissages du monde académique, de bricolages et de café encore.
- Comment peut-on éditer une expérience de travail qui a impacté de tant de manière non seulement un rapport à l’écriture mais sa pratique ?
Ma solution a été la recherche-création non-classique, où c’est moins le texte produit qui importe que le code qui structure en amont, c’est bien ça qui cristalise le fait littéraire : ce n’est pas tant le rendu que le processus en interne, la modélisation qui a été tentée.