Ici
le temps
des mots
est compté
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Premier Chapitre

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title: "Fabrique de la pensée"
chapitre: 1
section: 0
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où on va établir avec moult références le cadre théorique et introduire la perspective de cette étude

S’affichant sur les écrans de leurs machines, lovée dans leurs articulations cagneuses et émergeant des tâches d’encre versées de dépit, une même question semble hanter les couloirs des lieux de savoirs notamment ceux arpentés par les théories littéraires et les théories des médias. En ombre partagée des études, l’interrogative – sinon éternelle du moins récurrente – traduit autant une curiosité génésiaque que le soucis de contrôle d’un regard soudainement égocentré : l’humain est-il au centre de sa création, ou est-il le produit de cette dernière ? Et si cette création se trouve être un intermédiaire à la production du sens, l’humain qui l’utilise ou qui la conçoit est-il véritablement au cœur de la fabrication de la pensée ou est-ce son humanité même qui est le fait de la création ? En somme, qui produit qui ?

Sursaut sensiblement redondant de la dialectique hegelienne du maître et de l’esclave, la réflexion sur l’origine et l’attribution de la propriété rejoint des enjeux politiques attachés non seulement à penser la question du pouvoir – ou de sa passation lorsqu’un intermédiaire se retrouve au centre d’un système de production auparavant autonome – mais également à considérer les éléments qui, techniquement, matériellement et même symboliquement, viennent déterminer une production en deçà et au-delà de ce qu’avait prévu un éventuel créateur. L’auteur, avec toute l’idéalité que l’on peut apposer à ce statut, est à bien des égards une fonction de son environnement média-technique [@kittler_discourse_1990], comprenant l’environnement qui produit son écriture. Or, au-delà de cette figure, c’est toute la définition d’une humanité et d’un humanisme qui se fait en fonction d’environnements d’écriture.

Par cette même inquiétude liées, les théories littéraires et les théories des médias seront ici réunies pour enquêter sur ce qui produit un texte au-delà de son créateur. Les théories des médias, par leur angle d’étude, se consacrent aux phénomènes de production, de structuration et de diffusion culturelle par l’étude de cet étrange objet qu’est le média, alors considéré tantôt participant, tantôt agent, du moins actif. Inspirée par cette approche interdisciplinaire – communication, archéologie, sémiotique, bibliothéconomie, histoire –, la recherche littéraire se fond en une veille sur les environnements d’écriture et sur leur rôle à la création où le sujet de l’auteur (qui écrit ?) sera indirectement posé au travers et profit de celui de la matière (qu’est-ce-qui écrit ?). Dans la perspective de Kittler, l’auteur est une fonction de son environnement média-technique, et si le chercheur allemand remarquait des changement majeur de cet environnement en 1900 – désormais façonné par le son (apparition du phonographe qui enregistre ce que l’écriture ne parvenait pas à dire), l’imaginaire hors-cadre (avec le cinéma dont les images agissent directement sur le système nerveux) et une accélération de l’écriture (la machine à écrire) –, il est certain que le développement des objets et outils numériques l’a encore modifié. Lieux qui contiennent les réels (identité, culture, profession), les environnements numériques sont le lieu du tout écrit et la question qui animait Kittler en 1990 recouvre un nouvel éclat : « Si tout s’écrit, que faut-il lire et comment ? » [@guez_mort_2017]. Ce qui a été formulé étroitement comme la « mort de l’auteur » par Barthes et Foucault se traduit chez Kittler par un changement de paradigme culturel de l’écriture, celui du système d’inscription de 1800, qui impactent autant les dynamiques institutionnelles d’enseignement et d’apprentissage que les méthodes de stockage et traitement des données. Pour la littérature, cela implique, comme le rappellent Guez et Vargoz, que le « monde d’idées universelles est le fondement et l’horizon de la littérature et de la lecture » [@guez_mort_2017].

À l’instar du projet de Kittler, il s’agit de procéder à une décomposition média-technique du discours. Détrôner l’auteur ne signifie pas que la perspective humaniste à l’origine de la recherche est abandonnée aux limbes : étudier les réalités du texte avec une démarche de recherche et création s’inscrit dans une quête, narrative et métatextuelle, de notre adresse à l’écriture. Quel est notre lieu, à nous humains, dans la machine littéraire ? Où se trouvent nos points d’expression et de pression sur des rouages (qui ne sont pas uniquement techniques, mais également politiques et éthiques) ? Quels sont les compromis que nous acceptons (peut-être sans autre moyen de refus, peut-être sans conscience éclairée) dans le contrat d’écriture passé avec notre environnement d’inscription ?

Le terme de « fabrique » a été choisi comme titre à ce premier pas de la rédaction pour participer d’une démarche en deux dimensions : d’abord s’inscrire dans une approche éditoriale de l’écriture ; ensuite témoigner d’un premier rouage de l’écriture ici-même. La fabrique possède déjà une vie de déclinaisons et a connu divers mariages (La fabrique du livre, La fabrique de la littérature, La fabrique de la science, etc.) dont celui avec la pensée que nous adoptons ici. Il reste une constante entre ces unions : celle de comprendre le fonctionnement ou l’économie interne de l’objet saisi comme un artisannat.

La définition de la fabrique, si on retrouve le terme dans d’autres domaines dont les études littéraires, a surtout été la quête des études liées au design éditorial (Flusser, Fauchié) ou encore dans une perspective d’anthropologie des sciences (Ingold)[^references]. La perspective humaniste de ces travaux qui s’articulent comme des enquêtes entre terrains, arts et philosophies se place en continuité d’une définition de l’humain et d’un désir de compréhension de ce qui le distingue des autres formes d’être : saisissant l’homo faber, Flusser développe une réflexion sur l’importance de la fabrique pour la reconnaissance des individus entre eux1. Pour comprendre toute la densité du terme, Flusser mentionne les différentes périodes de la fabrique humaine déterminées par le moyen d’intervention (main, outil, machine, appareils). De ces méthodes d’action sur le monde, Flusser retiendra surtout le premier, le plus « génétique » selon lui :

Fabriquer, cela signifie d’abord manipuler et détourner quelque chose qui fait partir du donné, le changer en artefact et le tourner vers l’application pratique. Ces gestes qui manipulent et détournent, ils sont exécutés d’abord par les mains, puis par des outils, des machhines et finalement par des machineries plus complexes. […] [L]a fabrique est le lieu où ce qui était donné est manipulé, transformé en artefact […]. (Flusser 2002, p. 58)

Engagée pour la reconnaissance d’un artisannat ou d’activité peu reconnues dans les études archéologiques, sa réflexion distingue peut-être un peu trop artificiellement les fabriques artisannales (comme la poterie) des arts d’expression comme la littérature. Son propos n’est pas de refuser la dimension concrète et même artisannale à ces arts mais de rompre avec une certaine tradition de la quête humaniste (autant celle de la Réforme que celle de la Renaissance). Attachée aux œuvres d’arts, aux textes politiques, philosophiques ou théologiques, cette tradition humaniste ne s’est au fond, et c’est là le cœur de l’argument de Flusser, intéressée qu’à une facette du kaléidoscope humain ne concernant qu’un groupe isolé et sélectif de travailleurs copistes et qu’un public restreint et élite. Cette pensée incarne ainsi une posture intellectuelle qui ouvre le champs des objets d’études à d’autres niveaux de productions comme de classes sociales : ouvrir l’enquête aux usines (terme utilisé par Flusser) ou, pour proposer une image qui marque l’antagonisme développé par le chercheur, la sortir des musées. La fabrique du futur de Flusser, en problématisant l’opposition entre école noble et vile fabrique, argumente en faveur d’une liaison entre l’homo faber et l’homo sapiens sapiens. Ma démarche ici, moins qu’une réunion de deux catégories, est de démontrer l’artifialité de ces catégories mêmes : dans la pensée de la fabrique, l’homo faber est déjà sapiens.

Cette perspective rejoint celle d’Ingold qui affirme avec une certaine malice que les artistes sont désormais ceux qui mettent en pratique l’art de l’enquête, plus que les chercheurs et notamment les anthropologues (2017, p.32). Dans ses deux ouvrages traduits en français, Faire et L’anthropologie comme éducation, Ingold développe justement autour de la question de la fabrication une perspective interdisciplinaire de recherche et création interrogeant ainsi les frontières disciplinaires, liant un principe d’enquête (l’anthropologie) avec un processus de création (art, design et architecture)2. Le faire ou la manufacture des idées (autre terme utilisé par Ingold) sont une chaîne d’articulation entre un art et une recherche, renouvelant ainsi la considération traditionnelle suivante :

[L]e théoricien pense et applique ensuite ses manières de penser à la substance matérielle du monde. Par contraste, le praticien cherche à laisser la connaissance croître à la faveur d’une observation et d’un engagement pratique auprès des êtres et des choses qui l’entourent. (2017, p.31)

La pensée de la fabrique implique une réelle éthique de l’écriture en tant qu’elle donne une ligne de conduite exploratoire, amenant à la revalorisation d’acteurs oubliés dans le cycle de la production, et entraînant notamment un bien-fondé de la publication des états préparatoires. Elle porte son œil du côté du travail « sur le texte lui-même » (Ponge et Sollers 1970 : 106-107). Transposé sur les objets de la littérature, la pensée de la fabrique admet une dimension éditoriale de l’étude : la création du texte est alors abordée comme une collaboration entre l’auteur et l’éditeur que noue le travail sur les supports, matières, procédures qui ont conduit à distinguer des états de l’écriture. Exemple parmi d’autres mais qui est ici choisi pour la directive de son projet de création, La Fabrique du pré de Ponge (1971) dévoile la poétique de l’auteur dans l’écriture du poème « Le pré » notamment par la composition éditoriale qui rassemble les éléments de composition (notamment la transcription en fac-similé des 91 feuillets manuscrits, le poème publiée ainsi que du matériel additionnel). Ars pœtica à la lettre, ce livre n’est pas en soi une explication du poème « Le pré » ou de textes antérieurs mais un lieu d’exposition où la lectrice peut suivre les arcanes ou du moins leur reconstitution. Il est important de préciser que la pensée de la fabrique appliquée à la littérature ne conditionne pas le projet d’écriture à une édition de type génétique mais qu’elle va mener plus loin son exploration des textures et des pratiques d’écritures. Ne constituant pas une édition savante, la fabrique de la littérature expérimente, c’est-à-dire qu’elle va par l’enquête développer un art de l’archive d’écriture.

Les réflexions ou mises en pratique d’un principe de fabrique conduisent à formuler de nouveaux enjeux vis-à-vis de postures habituelles d’écrivant (chercheur ou auteur) : d’abord un engagement. Pour Ingold, cet engagement se traduit par une conscience d’une participation dans le geste d’enquête (comme dans la démarche d’enseignement ou d’une quelconque exposition de connaissances3). La question de l’objectivité scientifique se noue ainsi autour de l’enjeu de connaissance de nos écritures :

Tout se passe comme si nous ne pouvions aspirer à connaître la vérité du monde qu’en nous délivrant de lui et en nous rendant étrangers à nous-mêmes. (p. 29)

Entre humilité des ratures et insolences des ratés, « radicalisation spectaculaire allant vers le tout montrer » (Gleize [dir.] 2004 : 121 à propos de la Fabrique du Pré), l’écriture est ici une fabrique pour témoigner du processus de réalisation notamment des processus techniques. Au contrôle de son récit et de sa propre genèse, l’écriture en fabrique est dans une approche de recherche et création un double mouvement : renoncement à l’idéal du texte clos (intouchable et abstrait), embrassement d’une enquête expérimentale sur ses environnements d’inscription dont les codes de l’analyse sont à définir.

La perspective de notre démarche en plus de s’ancrer intimement dans la tradition des théories des médias, souhaite poursuivre une démarche plus particulière, que Kittler, médiologue allemand à l’origine de la tradition allemande des Media Studies, a intitulé Aufschreibesystem, expression traduite par Discourse Network. Gardons-nous à ce stade d’en proposer une traduction qui occupera nos mots futurs par les problématiques de perte ou d’ajout de sens dans le processus de transmission. À la lumière d’un héritage foucaldien, ce principe transpose le concept de discours à une perspective historique et archéologique des médias. Si Foucault s’intéressait aux ordres du discours en tant que ce qui peut être compris comme un système de discursivité, soit les conjonctures qui inscrivent la démarche énonciative dans le réel4, la réflexion de Kittler développe une observation attentive des conditions d’émergence des différents types de discours qui permettent à des productions de faire sens aux contemporains de leur émergence. Le discourse network est donc au centre de la fabrique du sens, ou la fabrique du sens était au cœur de Kittler dont l’ambition épistémologique était également d’« exorciser l’homme des sciences humaines » dans la mesure où toute science humaine implique une certaine paranoïa de l’étrangeté et charrie en héritage des a priori sur les technologies produisant et diffusant l’information. Selon Kittler, l’humain n’a en réalité jamais été au centre de la production du sens puisqu’il n’a jamais été l’auteur pleinement conscient et automone vis-à-vis des productions signifiantes dont il revendique la paternité. Oscillant ainsi entre déterminisme technique et humanisme, Kittler fait du système d’écriture (au sens large de techniques culturelles pour enregistrer, transmettre et structurer l’information) ce qui détermine l’humanité (le fait d’être humain, le fait de se penser tel et le fait de se percevoir comme tel). L’horizon de Kittler qui est ici partagé est donc celui de mener une investigation scientifique sur les environnements techniques qui produisent nos discours littéraires mais qui sont paradoxalement peu étudiées dans les théories littéraires.

Première clef conceptuelle, la fabrique est justement ce qui permet d’aborder la dimension artisannale de l’écriture. Ce que rappelle aussi le palimpseste comme modèle d’écriture, c’est que la pratique implique une expérience qui donne une expertise. Ce premier chapitre s’attachera à définir un cadre théorique pour surligner (techniquement et littéralement) les problématisations de la question des environnements d’écriture de la littérature lorsque abordée avec une approche issue des théories des médias.

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title: "Machine littéraire"
chapitre: 1
section: 1
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Machine littéraire #

où on fait un texte sur le texte

« Un plus un ça peut t-il faire un ? »

Incendies, Wadji Mouawad, (p. 120)

Enquête généalogique, le récit Incendies suit les romans individuels successifs de deux jumeaux (une sœur et un frère) qui partent à la recherche de leur père et de leur frère disparus pour honorer la demande posthume de leur mère. Leur odyssée familiale se clôt sur une révélation œdipienne : leur père et leur frère sont un seul et même homme et le moment épiphanique du dénouement se traduit par le détournement d’un exercice mathétique. L’énigme de l’origine est exposée par la reprise de la conjecture, au demeurant indémontrée, de Syracuse (ou problème 3x +1) selon laquelle la suite de Syracuse de n’importe quel entier strictement positif atteint le chiffre 1. Au gré de cet impératif mathématique, les status familiaux que sont celui du père et du frère peuvent donc référer au même individu. La question existencielle que pose la création de Mouawad s’érige par la quête, structure filée dans plusieurs de ses écrits où il s’agit de retrouver ce qui a été perdu, en somme l’être au sens de construction généalogique et tissage de sang où les liens s’avèrent en réalité entrelacés (Sœurs, Mère, les composants de la tétralogie Le Sang des Promesses entre autres). Si le principe de l’introspection implique dans ses narrations des êtres de mots pour porter un discours sur une humanité, le renversement de cette architecture humaniste a de fait déjà été effectué : les théories sur la génétique du texte n’ont en réalité pas d’autres quêtes que celle de comprendre les liens entre les perceptions du monde. Le texte est-il un ou multiple ? Demeure t-il unique malgré ses reproductions ou est-il la somme de ses exemplaires ou entités [@genette_loeuvre_1994] ? Le texte est-il l’incarnation d’une idée dans une matière (soit 1 dans 1 pour faire 2), ou est-ce le même corps (ne pouvant donner d’autres somme que 1) ?

Le palimpseste que l’on définira pour cette étape de l’argumentation comme une sur-écriture est une parfaite illustration des multiples status du texte par une principe de stratification des inscriptions. Historiquement assimilé à un parchemin manuscrit, le palimpseste est un texte-support réinscrit par des copistes (principalement entre le VII^eme^ et le XII^eme^ siècle) pour des raisons de coût. L’effacement ou désencrage de la première inscription se faisait au Moyen-âge à l’aide d’un stylet ou d’une pierre ponce5 Au dessus de cette première inscription historique, grattant quelque peu le contexte d’émergence, notre étude cherche à réinscrire le palimpseste comme méthodologie d’écriture transmédiale et transhistorique, soit dans le cadre d’une théorie générale de la littérature sur les matériaux de son écriture. Écriture faite écriture, le palimpseste rejoint en l’état la catégorie des dispositifs selon la définition générale de Foucault [@agamben_theorie_2006, 1. § 4] : une conjoncture de réels établie par un rapport de force motivée par des enjeux de pouvoir et de savoir. Dans le processus palimpsestique, plusieurs corps sont impliqués – le support, la matière de la première inscription, le stylet, la matière de la deuxième inscription – et travaillés dans un jeu de limites – le stylet est retourné/détourné, le support est gratté sans être perforé, la première inscription est effacée en demeurant discernable – et ce, en vue d’imposer un nouveau récit qui ne peut cependant pas se départir de son contexte ou environnement d’écriture. C’est en tant que « réseaux qui existe entre [l]es éléments » [entretien de Foucault daté de 1977 in @agamben_theorie_2006, 3. § 15] que le palimpseste lie les composants support et écriture aux questionemments de l’origine. Liés par une même origine et logique empirique, les sur-inscriptions érigent le support d’écriture au rang de matrice : comparable à la partogénèse, le premier texte enfante le second en tant qu’il détermine sa venue comme il a été déterminé par la matière de son support.

Herméneutique ou enquête, la démarche de recherche et création vise justement à comprendre cette problématique maternité tout en participant d’un récit pour en exprimer les imaginaires et discours en réseaux : à la différence d’une analyse auctoriale (portant sur les intentions de l’auteur en amont du texte), il s’agit d’« expliciter le mouvement par lequel un texte déploie un monde en quelque sorte en aval de lui-même » [référence à la refiguration dans @ricoeur_temps_1983 I, p. 122]. Dans la fabrique au sens d’infrastructure ou de machine littéraire, le texte est un rouage dont cette première section cherche à saisir les entrailles, la physique matricielle. Le principe de machine littéraire est le premier jalon de notre investigation en ce qu’il combine différentes perspectives du texte en concevant la création comme un processus d’articulation : projets littéraires et réalités techniques concordent notamment dans des institutions littéraires comme poétiques exploratoires pour produire une conscience du texte médiatique et technique.

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title: "How to deal with text"
chapitre: 1
section: 1
sous-section: 1
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How to deal with text #

où on aborde la question de l’auto-engendrement du texte par le discours littéraire et où on considère la littérature dans un rapport d’exploration technique.

Texte. Rien de plus commun, rien de plus complexe. C’est à croire que l’enchevêtrement des fils – l’étymologie même du mot texte propose la métaphore du latin texere ou tisser – rend le concept de textes désormais inutilisable : « depuis trente ans ce mot a bien mérité de la critique et [on] devrait lui accorder sa retraite » (Vernet 205) (Sinclair 200, p. 15-16)

Abstraction littéraire pourtant bien concrète car générant des métiers, des débats, des adaptations et des bouleversements culturels comme sociaux, le texte demeure un principe, profondément ancré dans les études littéraires au point de n’être que peu discuté dans son utilité conceptuelle en tant que tel. Les théories générales lui accordent en effet une préséance pour penser la littérature comme relevant principalement si ce n’est essentiellement du texte : structure enchâssée où la littérature est du texte et les textes qui l’étudient sont une littérature. Dans cet ourobouros, les théories de l’inter-hyper-hypo-trans-textualité, le courant du post-structuralisme parmi d’autres [@vitali-rosati_mais_2018] font du texte un élément clos, abstrait et semblant être unicellulaire. Tout est texte, même les études de sons, images, phénomènes ou mouvements concordent par le texte, et à la fois rien ne l’est véritablement. Si cette recherche ne lui laissera pas de repos, ne lui accordera pas sa retraite, son regard se portera plutôt sur les textes qui tissent le textes comme pratique plutôt que comme principe. Les approches texto-centrées, qui fondent une tradition disons classique de la littérature, ont leur importance puisqu’elles permettent de définir un art, de le situer, mais elles comportent la dérive de contraindre une réflexion à un aspect unique, de réduire un art à une seule perspective et un seul accès. Se créé alors de toute pièce ce texte qu’elles proclament étudier. Cette obsession textuelle qui, si elle génère le propre objet de sa folie, revêt le manteau pâle de la névrose, n’est pas infertile puisqu’elle relève un souci (ou ennemi) commun : le besoin de gouvernance, maîtrise ou saisissement de cette sauvage extériorisation. Les études littéraires ont tenté de répondre en proposant plusieurs architectures valant autant de gardes-fous que de démarcation (allant de l’archi-texte et des théories de l’intertextualité, des principes narratologiques jusqu’aux études de la réception). La marque héréditaire du littéraire trouve une efficace reformulation dans la déclaration éditoriale de la revue Vectors :

One of the primary and ongoing tensions in an academic multimedia journal is the question of how to deal with text. This is not a new question nor is it one that is peculiar to electronic publishing. One of the ways of dealing with text in a screen-based vernacular is to think of it as an instance of images. Usually this is marked by the shift from plain text to typography, which broadens the expressive palette to include fonts, layout, color, composition, contrast, opacity, dynamism, etc. [@mcpherson_feminist_2018, p. 109]

Posée par Steve Anderson et Tara McPherson, la question « how to deal with text » résonne au-delà du cadre particulier de leur propre revue, au-delà d’une autre revue multimédiale, au-delà d’une quelconque revue académique – que cette dernière soit numérique ou non – et même au delà des environnements numériques pour rejoindre en multiples échos le sujet – quasi – universel du texte dans toutes les matérialités qui peuvent le composer. Loin de m’amener ici à faire un résumé de ses potentialités, cette brûlante source d’insomnies introduit ma réflexion par son renversement : Est-ce que la littérature n’est que ça (avec toute la connotation défavorable que peut traduire cette formule), soit dealer with du texte ? « How [not] to deal with text » et pourtant faire de la littérature ? Ne sommes-nous pas, dans la lignée de ces traditions, en train de produire artificiellement « le » texte, cet élément dont nous nous sommes promis d’étudier les rouages ? Pour sortir du schéma classique et névrotique, ce temps de l’écriture sera consacré à l’étude de perspectives littéraires qui ouvrent physiquement le texte à la question plus large de la créativité du support d’écriture.

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title: "L'étreinte entre le texte et la technique"
chapitre: 1
section: 1
sous-section: 1
sous-sous-section: 1
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L’étreinte entre le texte et la technique #

où on entre dans les entrailles de la machine littéraire pour débatre de la contrainte et du projet d’écriture

Le texte littéraire, son idée, son concept, demeure une construction du littéraire qui y déposera autant d’images poétiques que de jalons concrêts d’analyse stylistique. Cette fabrication, en plus de borner un art, permet de définir ses artisans avec la même rigueur. Embrassant toute l’ironie d’une condition littéraire, Queneau définira les membres de l’OuLiPo ainsi : « [des] rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir » (Oulipo, Abrégé de littérature potentielle, p. 6). Groupe fondé en 1960 par Queneau et Le Lionnais, l’Ouvroir de Littérature Potentielle se compose comme une exploration de la littérature en tant que construction interdisciplinaire (impliquant principalement les liens entre écriture et calcul) pour renouveler une créativité du texte. Dérogeant d’une part à une conception puriste de la littérature (et à l’idée que sciences dures s’opposent à sciences « molles » dans tout ce que peut avoir d’humiliant la formule), le texte reste au centre de cette approche même si ce qui peut « être dit » s’établit selon des modalités différentes et innovantes au sens des contemporains. Écrivains et mathématiciens6, entre autres expertises, discutent des conjonctures poétiques émanant de la rencontre entre un art d’expression et une contrainte technique. Très largement compris comme les principes mathématiques apposés à la littérature, ce mouvement n’est pas juste une ouverture interdisciplinaire d’un art de l’écriture, mais un réel changement de paradigme de ce que peut signifier produire un texte, ce que faire preuve de créativité littéraire et donc être littéraire représentent concrètement. Le texte oulipien est assumé comme un produit théorique (une poétique qui recouvrera plus tard la forme officielle de la contrainte) et pratique (l’apprentissage et l’investissement d’un espace technique) : l’idéal oulipien est moins celui de produire que de définir des nouveaux modes de productions dont la reproductibilité est essentielle. Le texte est alors une construction, un design poétique qui implique autant son architecture mécanique. C’est de la rencontre entre un horizon poétique et une strate technique pris au corps que naît le texte. La contrainte de l’écriture encouragée et prise comme système de distinction de ce groupe d’ouvriers littéraires se présente ainsi sous l’imaginaire d’un désir qui sera d’autant plus vif que les obstacles se présentereont à ses pieds.

Le principe du cadre, délimitation comme limitation, espace pouvant paraître castrateur d’un geste de création, est investi non en terme de traditions, d’héritages ou de conventions mais au sens de procédure : la compréhension et acceptation entière de la contrainte, auto-imposée, est un levier d’écriture où le poids d’une direction permet d’investir un paysage entier de la littérature. Malgré cette méthode, l’arbitraire demeure dans le projet oulipien (Bens 2005, 146) où les valeurs entre automatisation et structure se mêlent parfois sans que l’on puisse les distinguer parfaitement. Les visages de la contrainte dans l’atlas d’Oulipo présentent en effet une diversité de profils et procédures (entre autres S+7, lipogramme, cadavre exquis) qui procèdent différemment du principe d’automatisme mais qui, à la différence du projet surréaliste, sont documentés pour servir à la réflexion future et à leur reproduction. Entre expérimentation et défi, la contrainte est une méthode qui n’a de valeur que si clairement décrite (bien que la clarté soit toujours sujette à une notion d’arbitraire) afin qu’elle puisse dépasser sa mise en pratique ou performance. Loin d’être uniques au sens de non-reproductibles, les créations oulipiennes visent à une reproduction, même automatisée, de leurs principes d’écriture. Les contraintes sont donc des procédures, une suite de règles à la manière d’algorithmes.

La définition du labyrinthe pourrait, au vu des exercices proposés désormais dans les enseignements de création littéraire, concerner la littérature en général : popularisée et ayant déjà une tradition (dans la fable, le théâtre, ou les règles des genres littéraires qui sont déjà des formes de contraintes de rédaction visant tant à éveiller la créativité qu’à lui offrir un cadre officiel [Puff 2004]), le principe de contrainte est un ressort et un imaginaire de l’écriture qui traduit la question posée en amont. Entre le deal et le labyrinthe, dans la littérature aménagée comme un laboratoire de création, réside ce souci commun de parvenir à une solution par l’exploration, le tâtonnement, l’expérimentation d’une écriture et de ce qui la constitue concrètement. Comment ce deal est opéré, quelles sont les négociations de la transaction, comment se déroule la « [r]encontre de l’offre et de la demande, du marchand et du client, du licite et de l’illicite, de la lumière et de l’obscurité, du noir et du blanc » (Dans la solitude des champs de coton, Koltès 1986) ? Comment se structure le labyrinthe et comment ne pas connaître déjà sa solution si nous en sommes les auteurs ?

Ne se limitant pas uniquement aux sorts mathématiques, les littératures oulipiennes ont noué avec les sciences informatiques des rapports aussi précoces que divisés : « un mixte d’attraction et de répulsion dans le rapport à la machine » (Christelle Reggiani p. 69 dans Rhétoriques de la contrainte). Comme le projet du laboratoire Vectors, il s’agit d’explorer les conditions d’écriture dans un nouveau modèle qui s’avère être machinique. Le terme machine est un autre mot important : si dans les années de sa création, on ne parlait pas encore d’informatique mais de « machines logiques et électroniques »7, le mot hante le projet littéraire et prend progressivement la place de « page » et « papier ». Aspect moins connu dans les études faîtes du groupe8, des études comme celle de Bloomfield et Campaignolle-catel mettent en lumière les fils qui se tissent peu à peu entre cet art d’écrire et les principes de structuration de l’information par la machine digitale, fils qui eurent certainement leur rôle dans la création d’Alamo en 1981 par Braffort et Roubaud (qui était d’ailleurs déjà un membre actif de l’Oulipo).

Au-delà de ces instutions littéraires, une poétique était en réalité déjà en cours. Approche où le texte est un investissement du support dans ce qui le constitue concrètement, au niveau linguistique pour des contraintes oulipienne du type lipogramme (W ou la disparition de Perec), mais également au niveau médial. Dès les années 1960 (date de la création de l’Oulipo), l’attention au développement technique de la machine a été central. Algorithmie, production automatique de texte, mécanisation de l’écriture, les potentialités littéraires étaient alors explorées dans cet environnement qui se révélait autant graphique que cryptique.

Ce que certains écrivains ont introduit dans leurs manières, avec talent (voire avec génie) mais les uns occasionnellement (…) l’Oulipo entend le faire systématiquement et scientifiquement et au besoin en recourant aux bons offices des « machines à traiter de l’information »  (« Le premier manifeste », OULIPO I, p. 17, Le Lionnais)

Il serait quelque peu artificiel de proposer une histoire de cette dernière littérature ou de proclamer le rôle pionner des oulipiens en matière de structures digitales du texte qui est a déjà fait l’objet de controverses9. Il reste cependant possible d’affirmer que les développements de l’informatique ont rapidemment mené à des applications et expérimentations littéraires dans les années 1960 avec les premières œuvres combinatoires (le générateur de lettres d’amour par Strachey [1952], les poèmes kafkaïens de Lutz [1959]), soit au même moment où l’Oulipo pense son dispositif littéraire sous le joug de la contrainte. Concommitance chronologique, qui place le dispositif comme le « cadre structurel plus ou moins mécanique dans lequel l’œuvre, la “machine littéraire” peut s’épanouir » (Bloomfield and Campaignolle-Catel, 2015, p. 1). Ce qui peut être perçu comme une adhésion artistique est cependant à replacer dans le contexte politique européen : la littérature techno-pessimiste de l’Après-guerre se porte bien10 et si pour les uns l’informatique doit rester un outil au service du littéraire (Le Lionnais et Queneau), pour d’autres la méfiance est de mise (Latis), et certains refusent avec effroi ce mariage (Latis). Moins qu’une perspective productiviste de la littérature – qui reviendrait à découvrir et instituer des méthodes pour écrire plus, mieux ou plus efficacement – tout l’intérêt de la machine littéraire se pose dans le processus de conception d’une méthode : la réflexion technique émanant de la modélisation concrète de ces littératures est justement ce qui permet de comprendre le texte au-delà du paradigme de l’écriture tout en répondant à la question du deal.

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title: "La Machine et le sonnet"
chapitre: 1
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La Machine et le sonnet #

où l’on croise Queneau et Turing et où l’on assiste à leur discussion sur la machine

L’une des créations oulipiennes les plus connues, et certainement la plus remédiée sous format numérique, ancre justement sa genèse dans l’histoire et la figure de la machine : si personne ne peut se vanter d’avoir épuisé et littéralement lu les Cents milles milliards de poème (CMMP) par leur quasi-infinie versatilité, son épigraphe en revanche reste inchangé :

Seule une machine peut apprécier un sonnet « écrit » par une autre machine (Turing)

La clef de l’œuvre est (presque) livrée dans son immuable début puisque la machine y est présentée comme à l’origine du système littéraire. Dans son article « Computing Machinery and Intelligence » (1950), Turing adresse la question suivante : « can computers think? » en développant le jeu de l’imitation, mise en situation qui va pouvoir prétendre dans les réflexions qui suivront ses travaux au rang de réelle conjecture philosophique, humaniste et technique. Dans ce jeu, un humain discute avec un humain et avec une machine par l’intermédiaire de l’écriture et ceux sans connaître les différentes natures. L’individu doit déterminer s’il a affaire à un égal, un humain ou à un machine sur la base des réponses écrites qu’il reçoit. Le gain de ce jeu de rôles n’est donc pas négligeable puisqu’il s’agit de savoir si l’humanité peut être imiter et reconnue par l’écriture. La démonstration du chercheur britannique se fait en faveur d’une présumption d’innocence et intelligence de la machine puisque cette dernière sera toujours capable de tromper l’interrogateur et de prétendre à ses yeux à une humanité. La question de l’intelligence articifielle ou plutôt technique, car la formulation semble plus appropriée ici au vue de la connation immatérielle du terme, est alors déplacée pour être appréhendée sous le jour d’un « natural conceptual horizon of probabiliy, where truth is the provisory production of a set of rules » (Baillehache 2021, p. 5). L’intelligence de la machine ne peut donc être abordée par la question à l’origine de la démonstration de Turing, celle de savoir si elle pense, mais plutôt par une réflexion sur les probabilités qu’elle puisse tromper l’humain « or more precisely, that a human can be fooled by a machine » (Baillehache 2021, p. 6).

Au gré d’une lecture littéraire, c’est également toute la question de l’identité derrière l’écriture qui se pose dans ce jeu de langage (Wittgenstein) renouvelé, et donc de l’humanité au travers de ses mots. La déclinaison du jeu de l’imitation qui suivra recouvre une perspective tout aussi intéressante, parce que traitant de la question de genre : l’interrogateur n’est plus en face d’un dilemne plaçant son raisonemment face à l’énigme de l’humain et du non-humain mais face à celle du féminin et du masculin. Cette saveur en extension du jeu rejoint la réflexion sur le style féminin, thématique notamment à l’origine des études de genres, qui viennent définir un rapport au monde par la formulation, la structuration et l’imaginaire engagé dans une composition textuelle. Ce que ces deux expériences semblent indiquer est une certaine artificialité de nos acquis, conçus comme intouchables ou irréfutables par une posture d’orgueil ou une revandication à la supériorité d’un modèle sur un autre. Ce jeu pourrait désormais apparaître comme tronqué, et l’analyse de Baillehache, en témoigne dans la mesure où ce n’est plus seulement une performance d’imitation qui est en cours mais bien plus un rapport de tromperie et donc une question du pouvoir qui est impliquée. Au-delà de l’imitation, de la trahison ou d’un test de la réflexion critique, le jeu de Turing est une expérience de connaissance et de reconnaissance qui n’abouti pas à la définition d’une supériorité (humaine ou masculine) mais à la redéfinition de nos modèles de pensée : si la machine ou la femme ont la possibilité de tromper l’interrogateur, c’est que la distinction des deux natures en amont de l’expérience (qui symbolise un phénomène d’a-priori des sciences humaines évoqué plus tôt) n’est pas consistante.

Le lien entre cette expérience de pensée et CMMP n’est pas juste une référence honorable, la création se pose en vive continuité avec une objection que Turing justement déconstruit dans sa réflexion : celle de considérer que les machines jamais ne pourront écrire de sonnets. Leçon d’humilité et déplacement de la valeur littéraire en faveur d’un non-humain, le jeu de l’imitation comme le CMMP n’est pas à comprendre comme des alertes dystopiques sur l’infériorité de l’humain vis-à-vis de la machine ou une projection de la suprématie future de la machine, mais plutôt comme des invitations à mieux la comprendre et à faire ce jeu de connaissance dans notre rapport à l’écriture et à l’étrangeté de cette dernière vis-à-vis de nos modèles. La fonction humaniste de la littérature se réinvente ici avec ce type de création pour devenir des fabriques de pensée sur les liens entre machine et humain destinées à saisir les porosités où se pose l’écriture. L’intelligence ici est une intelligence de matière et le terme artificiel s’avère plus adapté pour le sonnet en tant qu’il est une construction combinatoire, déjà prévue et surtout dont la maîtrise de toute les potentialités poétiques est vaine.

Si CMMP était à l’origine le principe idéal de machine littéraire faite de papier, et ses remédiations des automates reproduisant ce modèle dans l’espace réel de la machine, la réelle première production de vers assistée par ordinateur est celle de Baudot en 1964. Ingénieur de l’Université de Montréal qui s’est vu confié, en 1958, le fonctionnement du calculateur électronique du Centre de statistique du Département de mathématiques, Baudot a conçu l’un des premiers générateurs combinatoires produisant du texte destiné à être littéraire. Le programme se structurait sur un dictionnaire de mots sur lequel il appliquait un algorithme combinatoire, notamment défini par quelques règles syntaxiques pour conserver une pertinence de la phrase. Le livre La Machine à écrire mise en marche et programmée par Jean A. Baudot11 rassemble les productions poétiques, ainsi que les commentaires de divers hommes (linguiste, écrivain, comédien) sur le travail de Baudot. Deux types d’expérimentations poétiques ont été mené avec le même principe machinique : le premier programme avait à sa disposition un lexique issu d’un manuel de français de niveau élémentaire, le manuel de quatrième année « Mon livre de français » (Frères du Scré-Cœur) et restreint à 630 mots environ (soit la moitié du recueil) ; un deuxième programme (dans l’appendice) formé à partir d’un vocabulaire entièrement constitué à partir d’extraits d’œuvres de Victor Hugo. À la lecture, les poèmes de la machine de Baudot s’avèrent parfois profonds de sens,

L’automne et le champs transportent quelquefois une couronne. (p. 13)

Les campagnes trahissent l’effort. (p. 17)

La peur s’amuse (p. 47)

Les crocodiles rapides oublieront les courses vives comme une peine pittoresque. (p. 23)

parfois saisissantes d’absurde

Le robinet travaille. (p. 14)

Un lion important et un costume erraient. (p. 14)

Les couronnes et la pluie se regardent dans la chouette (p. 16)

L’histoire sauve la compote derrière le vent. (p. 18)

Pour ce qui est des poèmes du programme Hugo, la nature du vocabulaire de base, n’étant plus constitué de mots du quotidien, la lyre poétique qui transparaît semble permettre d’éviter l’incohérence

Les lueurs aristocratiques et les ailes souveraines profanent la justice même. (p. 93)

Les espaces augustes entrent en pleine nuit, car les brousailles funèbres dominent les brumes. (p. 95)

Des plaines ne remuent plus une fatigue amoureuse. (p. 95)

Mais ce n’est cependant pas vrai partout

Des bronzes tordus et des tremblements ne se sauveront plus.

Dave Jhave Johnston décrira ainsi la création de Baudot :

It’s also a bit like a randomized scrabble board played by semi-literate spiders: the sentences are stiff formal aphorisms that never congeal into sustained impact. It possesses astonishingly readable basic grammar but is lacking in the subtle contours of emotional play and emotional taste of life. These are machine words. Fragments that suggest a state space of potentialities that marches and meanders toward automated plot-generators and Kurzweil’s Cybernetic Poet. (David Jhave Johnston sur son site - http://glia.ca/conu/digitalPoetics/prehistoric-blog/2008/08/21/1964-baudot-la-machine-a-ecrire/)

Au-delà d’une recherche du sens ou d’une sensibilité poétique dans les productions de la machine, c’est une expérience et une recherche de modèle d’écriture à laquelle Baudot procède :

Les phrases qui figurent dans ce volume [La Machine à écrire mise en marche et programmée par Jean A. Baudot] […] sont moins une performance littéraire que le résultat d’une expérience qui mérite un certain intérêt. La composition est considérée, sans aucun doute, comme une activité fondamentalement humaine, il est donc troublant d’observer une machine fonctionnant sans aucune intervention extérieure écrire des phrases évocatrices dans un style crédible. Comment cela peut-il être possible ? C’est extrêmement simple. Il suffit d’enseigner à la machine quelques règles grammaticales, un vocabulaire de base et de la laisser travailler. Nous assistons alors aux travaux d’un véritable robot qui écrit sans comprendre ce qu’il dit car il ne connaît pas le sens des mots. […] (Baudot, Préface, p. 9)

L’écriture sans comprendre ou par automatisme, sans le sens du texte mais pour l’expérience et l’exploration du principe de machine, est commune autant à la machine de Baudot qu’au CMMP dont les combinaisons ne sont au fond pas à l’abri du poème ou de la ligne absurde.

Au-delà du regard que peut porter une analyse littéraire, ces exercices, cadavre-excquis à joueur unique, sont intéressante pour les réactions qu’ils suscitèrent. Queneau dira des productions qu’elles sont comparables aux « phrases de surréalistes ». Si cette formule pourrait résonner comme une dévalorisation compte tenu des relations entre les deux mouvements, Queneau y voit davantage une opportunité de déterminer une essence surréaliste. Il propose à Baudot de concevoir une machine à imitation sur le modèle de Turing. Dans la vision de Queneau, plusieurs lecteurs se verraient présentés des « phrases surréalistes » composées par des humains, et d’autres composées par la machine de Baudot. Les interrogateurs devraient à partir de ce corpus départager les natures des interlocuteurs. L’automatisation ou la vertue automatique peut donc entrer dans un jeu de réflexion au-delà de l’a priori surréaliste et même, comme pour le projet machinique des CMMP, permettre de dépasser les dissensions. Le hasard sert au projet oulipien tant qu’un cadre lui est assigné par un programme informatique dont la structure est parfaitement et clairement explicable. Le post-surréalisme, ou ce que Baillehache a décrit comme « computer-generated surrealist writing » (2021, p. 9), constitue une réconciliation non seulement du non-humain et de l’humain mais également de deux programmes littéraires pourtant en réaction sur les principes de création.

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title: "Les deux hasards"
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Les deux hasards #

où sont entendus à la défense les deux hasards pour l’affaire engageant l’Oulipo

Les théories et lectures de cette œuvre s’accordent sur la place active donné à la lectrice qui ne pourra cependant jamais saisir toutes les potentialités des CMMP : comme l’interrogateur qui ne pourra jamais épuiser toutes les configurations et les issues de l’imitation, l’intérêt de l’expérience de lecture se trouve plutôt dans le dispositif mis en place. C’est justement cette dimension machinique de l’œuvre littéraire qui est à l’origine des multiples remédiations numériques. Appel à la machinisation des potentialités poétiques, la création de Queneau a fait l’objet de nombreuses remédiations dont celle de Starynkevitch (1957-59) nommée la CAB 500 ou Calculatrice Automatique Binaire. Machine littéraire de la taille d’un bureau, pesant environ 650 kilos et fonctionnant essentiellement à l’aide d’un tambour et de transitors. La CAB a été produite à plus de 100 exemplaires. Si nous manquons de précisions et de documentations sur le projet de Starynkevitch (Bens 2005), Queneau aurait prétendument reçu des poèmes créés à partir de son programme. Les oulipiens ont de leur côté été critiques vis-à-vis des méthodes de cette machine littéraire :

On souhaita que Mr Starynkevitch nous précise la méthode utilisée ; on espéra que le choix des vers ne fut pas laissé au hasard. (Circulaire 28 août 1961, Genèse de l’Oulipo, p. 79)

Cette réaction peut étonner au vu de l’importance du hasard dans la création originale. Sur les fondements de cette critique, d’aucuns disent que la raison tient de la suspision que les oulipiens nourrisent envers le hasard (Bens 2005, 146 ; Blomfield et Campaignolle 2016), car contrevenant à un respect de la contrainte et à une méthologie claire d’écriture. Soucieux de bien définir le projet oulipien, les membres développeront un argumentaire autour de l’anti-hasard de leur mouvement12, mais c’est notamment Bens qui en donne l’explication :

Les membres de l’Oulipo n’ont jamais caché leur aversion pour le hasard, la voyance et l’aléatoire à bon marché : « L’Oulipo, c’est l’anti-aléatoire », disait très sérieusement Claude Berge, ce qui ne laisse aucun doute sur la répulsion que nous avons pour les coups de dés […]. La potentialité est incertaine, mais pas aléatoire. Nous savons parfaitement tout ce qui peut arriver, nous ne savons pas si cela arrivera. (Bens 1968, “Littérature potentielle.” L’Arc, no. 28.) 13

La démarche exploratoire oulipienne est en effet à comprendre dans la distinction entre potentiel et aléatoire et donc dans la différenciation entre deux types de hasard (Baillehache 2021, p. 7) : « pure randomness as used by the surrealists and pseudo-randomness as used by computer scientists within perfectly desribable programs ». Le choix du qualificatif « pure » par Baillehache n’est pas anodin en ce qu’il réfère à une lettre de Jacques Bens à Le Lionnais datant du 25 février 1969 :

L’idée d’une distinction entre « Lipo pure » et « Lipo appliquée » me semble d’une valeur certaine.

En réaction à l’écriture automatique notamment telle que pratiquée dans le projet surréaliste comme un espace d’exploration débridée de l’inconscient, l’Oulipo refuse le hasard impuissant mais cherche à le comprendre comme une méthode création modélisée par la machine, comme un composant de leur programme littéraire. Le sonnet issu des CMMP qui sera composé par la lectrice ne pourra certes pas être prévu par ce dernier, cependant son modèle aura été anticipé. L’intérêt est d’autant plus fort que la conscience est essentielle à l’écriture dans le projet oulipien :

la littérature ne peut se faire que dans la conscience de qu’est la littérature

La machine littéraire n’est donc pas seulement la conception d’un programme textuel mais bien un mode de libération de la création alors en pleine conscience de son environnement d’écriture à la différence de l’écriture automatique qui, si elle libère de la contrainte de la forme ou de toutes exigences vis-à-vis de celle-ci, assujetit la main à des réflexes inconscients d’écriture. Cette potentialité est notamment permise par le passage d’un mode papier à un mode numérique qui structure un système d’écriture sur un modèle :

Les nombres pseudo-aléatoires sont une série de nombres entièrement déterminés par la combinaison d’un chiffre donné, appelé […] clef, et d’un algorithme spécifique. En tant que telle, cette série peut être reproduite, mais sa logique est si complexe qu’elle est considérée comme simulant un véritable caractère aléatoire, même si l’on devrait en réalité parler de complexité, et non de caractère aléatoire.

Pseudo-random numbers are a series of numbers completely determined by the combination of a given digit, called a seed or a key, and a specific algorithm. As such, this series can be reproduced, but its logic is so complex that it is considered to simulate true randomness, even though it should really be called complexity, and not randomness. (Baillehache 2021, p. 7)

Ce que l’on nomme potentialité ou hasard de la machine est donc en soi une complexité d’un modèle destiné à sonder les probabilités. L’impression ou l’imitation de hasard de CMMP est à comprendre comme un effet de la machine potentielle. La performance de Queneau démontre en la matière que le principe de machine littéraire n’est au fond pas exclusivif à un média, mais qu’il émerge de la structuration d’un support d’après un projet d’écriture bien défini. L’idée de la machine produite par la littérature mène à une réflexion sur les probabilités de l’écriture à pouvoir tromper l’humain dans ce qu’il pense comprendre ou déterminer du fonctionnement du texte. Loin d’être une réelle boîte noire, les modèles algorithmiques comme le modèle de la machine littéraire de papier de CMMP sont des fabriques d’écritures, ou des générateurs d’écritures, qui font de la dimension technique et numérique des déterminations du texte : le texte CMMP n’est pas autre chose qu’un texte potentiel, aussi bien désigné par les sonnets composés que par ceux qui sont encore en puissance.

En 1975, Braffort propose à Queneau une versin des CMMP où le hasard de la machine (ou celui qu’on y projette) vaut comme méthode de création à la différence où le principe combinatoire n’est plus du fait de la lecture mais aux mains de la machine. Dans le processus, la machine fait figure de compilateur antique. Loin de poser la question de savoir si une machine peut être un bon compilateur ou est simplement un scribe débile (une démonstration de supériorité entre humain et non-humain), il s’agit de penser le principe de compilation qui se fait selon un même phénomène d’arbitraire : que ce soit par goût, culture, croyances ou caprices, l’aléatoire est toujours partie prenante d’une méthode (même si cette dernière a été établie selon des critères thématiques, stylistiques ou syntaxiques).

Le principe de machine littéraire comme CMMP dévoile en réalité une fabrique d’un pseudo-hasard appréhendé comme un système. Or comme l’a illustré Turing, le principe de pseudo-hasard (Baillehache parle de « pseudo-randomness ») nous ramène à la problématique de la machine apprennant seule ou machine autonome dans l’apprentissage (le terme autodidacte semble quelque peu erroné dans la mesure où la machine a connu un premier apprentissage de base qui la dirige dans son apprentissage futur). Cette dimension de machine apprenante est justement ce qui permet de présenter CMMP moins comme un hypertexte qu’un générateur de texte. Il y a là une réévaluation du projet littéraire tel que conçu par l’auteur et par le courant oulipien en général : il s’agit peut-être finalement plus d’une expérience de lecture de la machine, comme unique et éternelle lectrice parce qu’elle seule peut apprécier la création. Cette « esthétique du lien » (Le Tellier 2006) est en tension (Baillehache 2021) lorsque confrontée à un objet littéraire générant du texte sans besoin (idéalement du moins) de l’humain ou d’une forme d’interaction humaine. La machine s’auto-apprécie en quelques sortes. Paul Fournel neutralise ce chevauchement lorsqu’il limite le hasard à un instrument de sondage, un outil pour assister l’auteur ou la lectrice dans leur édition et leur parcours du texte.

L’ordinateur, lui, opère une sélection dans le corpus à partir de la longueur du nom du « lecteur » et du temps qu’il met à le dactylographier sur le terminal puis édite le sonnet qui porte la double signature de Queneau et de son lecteur (Fournel 1981, 299).

La machine CMMP est une structuration du média qui fonde son principe littéraire et va définir le statut d’auteur comme celui de la lectrice comme des agents d’une fabrique combinatoire. Comme précisé par l’auteur, CMMP n’est pas un cadavre exquis mais bien un livre sur le principe du livre de combinaison pour enfant : le sonnet est alors un fragment de l’imaginaire corporel, il s’agit de lui choisir des membres pour constituer son être mais surtout de le composer moins poétiquement que physiquement.

Machine qui se joue avec les doigts, CMMP est donc une réflexion sur la question de l’agentivité et donc du geste de la lectrice en tant que la création prévoit un investissement réel dans la composition des sonnets (et ce pour les versions papiers comme pour les versions numériques). Baillehache parle en ces termes de CMMP : « a branching poem where the reader evolves sequetially from one node of verses to the next, in a linear fashion » (Baillehache, 2021, p. 5). La linéarité du papier et du récit sont en réalité à comprendre comme un rapport d’épaisseur et de dynamique du support où les bribes de pages sont jetées au destin. La question de l’agentivité – davantage que celle de l’illisibilité même si ces dernières sont liées – sera largement traité dans les remédiations dont le projet de Starynkevitc est un exemple. CMMP fournit de la lecture pour près de deux cents millions d’années (en lisant 24 heures sur 24)14. La publication de CMMP en 1961 fut accueillie avec curiosité de la part des ingénieurs informatiques amateurs de poésies ou des poètes amateurs d’informatique (ce que l’on pourrait comprendre aujourd’hui comme des profils d’humanités numériques) qui voulurent éprouver la matière des sonnets sur ordinateur. L’enthousiame pour la mise en numérique de l’œuvre de Queneau fut à l’origine de la production de nombreux générateurs de poèmes automatisés et malgré leurs différences (qu’elles soient épistémologiques, techniques ou simplement esthétiques), ces projet ont tous en commun d’avoir fait des CMMP numériques un proto-générateur de texte. La réception informatique de CMMP (qu’elle soit du fait de membres oulipiens ou non) sous la forme d’automata littéraires est intéressante et dévoile un fonctionnement latent de l’œuvre papier (Baillehache 2021, p. 5) en tant qu’elle a saisi, peut-être à la différence de la réception littéraire, son interêt créatif : si le terme « machine » utilisé par Queneau dans la préface est à lire davantage au sens d’instrument que d’automate (Baillehache, 2021, p. 4), les automata des réceptions informatiques ont saisi le principe de fabrique de la création. Les CMMP sont en réalité moins une œuvre en tant que la suite illisible de 100 000 000 000 000 sonnets (presque parfaits), qu’un outil de composition destiné à la lectrice pour fabriquer ses propres sonnets. La nature de la matière, la qualité de l’édition par Robert Massin, ne doivent pas ici nous détourner de la fonctionnalité essentielle du livre : le papier, effilé comme pour signifier la rupture d’un usage et d’un modèle, et l’entaille symbolique d’une matière sont la chair d’un dispositif machinique dont l’édition permet d’assembler les rouages. Cette perpective de la littérature comme instrument ou machine à écrire participe certainement d’un épuisement littéraire selon les mots d’Eco : « Pour moi, le livre avait épuisé toutes ses lectures potentielles dans l’énonciation même de sons principe structurant » [@eco_oeuvre_2015, pp. 170 - 171].

La perspective de la littérature-machine, non seulement comme un laboratoire pour délivrer le processus créatif de certaines de ses institutions et normes, mais également comme une machine dont le processus de conception se trouve au centre du projet littéraire, est une démarche double qui vise à un affranchissement et une expérimentation du support d’inscription. Queneau, comme Mallarmé, Morgenstern, ou Ball avant lui, ou comme Carson après lui, explorent les potentialités de la matière de l’écriture (qu’il s’agisse de la page, de la lettre, ou du son). C’est aussi en déclinant les alternatives, en travaillant le texte sous d’autres aspects, en s’écartant de la primauté du discours, que ces projets défendent l’idée suivante : si la littérature consiste principalement à produire (le « deal ») du texte, la méthode de production (le « how ») n’est cependant pas fixée. En ouvrant, détournant, disséquant, enfreignant, ces auteurs ont renouvelé une perspective de la création littéraire : par la production d’un environnement d’écriture qui redéfinit le concept de texte. Instrument conceptuel littéraire, le how to deal with text est alors transposé pour questionner les potentialités pour la littérature de ne pas faire du texte, mais de faire des machines et des fabriques. Cette approche de la littérature comme machine dont l’Oulipo se revandique et qu’il participe à assumer et officialiser pose la question du texte dans une nouvelle dimension de structuration technique de l’écriture. Si les premiers générateurs de texte et les réflexions sur les potentiels combinatoires littéraires sont contemporains des premiers développements des sciences informatiques, les questionnements sur les déterminations techniques des nouveaux supports de l’écriture sont encore vifs, tout particulièrement au sein des Humanités et cultures numériques. La recherche d’un compréhension de la fabrique du texte et de la machine littéraire se couple d’une réflexion sur ses images, entre représentations théoriques et pratiques d’édition.

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title: "L'image technique"
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L’image technique #

où on questionne les imaginaires du texte qui semblent dissoudre sa valeur technique

Transposé à l’écran et ses multiples visages, la question du deal avec le texte que décrit McPherson (extrait ci-dessus) s’est principalement posée via l’instance de l’image, comprise comme perception des phénomènes de représentations et de constructions du texte. Le texte dont nous héritons, au gré de la multiplicité et de la diversité de ses conceptions (approches intertextuelles, antipoétiques, se reconnaissant d’un avant-gardisme ou d’un poststructuralisme), nous permet moins de saisir ce qu’il est véritablement, son émergence et ses fonctionnements, que les motifs saillants dont se sont emparées ces théories littéraires. Courbes typographiques, poétiques des espaces blancs (Christin 2000), harmonies ou saturations des styles de mises en page, le texte numérique est un évènement régi désormais par de nouvelles caractéristiques plastiques que sont la lumière, surface et mouvement :

Anne-Marie Christin définit cet événement du texte numérique par l’évocation de plusieurs caractéristiques formelles et plastiques : la surface, la lumière, le mouvement. L’occupation de la surface fait signe vers une « profondeur » et repose sur une dynamique de montré/caché. L’attente de l’apparition/affichage peut produire autant de textes morcelés, inachevés, corrompus et détériorés, illisibles (par la machine, par l’humain). (Bonaccorsi 2012, p. 190)

La quête de l’imitation se poursuit dans un nouveau jeu de rôle entre transposition d’un principe d’écriture d’un système à un autre et effets de continuité dissimulant en réalité un changement plus profond qu’une transition de support. La structuration de la page blanche du traitement de texte, le bruit du papier que l’on tourne dans le vide des liseuses, le principe d’annotation en marge, tous ces états du textes héritiers d’un modèle imprimé (et du format livre), lorsque transposés ou remédiés à l’écran, font l’effet d’un spectacle entre disparitions et apparitions : l’écran joue au papier pour reconduire un rapport au texte et trompe pour quelques temps la lectrice. Tout en révélant ses capacités d’imitation ou de remédiation, il détourne ses propres caractéristiques plastiques. Métamorphose souple, il fait image comme écran aux potentialités, des deals du texte qui pourraient être passés hors d’une tradition institutionnelle et littéraire. Dans cette étrange transaction parcourue d’a priori et de méfiances techniques, le texte est un « air ou une impression de texte », il est une image au sens de représentation ou d’effigie dont la nature concrète échappe de plus aux littéraires bien qu’il demeure un composé d’écriture en tant que tel. Ce temps de l’écriture s’intéressera aux phénomènes d’imaginaires du texte-machine et développera un principe d’image technique du texte.

À contre courant de la perspective du texte numérique comme image d’un texte passé, l’équipe de Vectors, dans la fondation de leur revue/laboratoire, a pris le parti de ne pas traiter le texte comme une instance du domaine de l’image, soit de ne pas faire ce qu’ils nomment comme une « image du texte » en prenant en compte les éléments principalement visuels de sa composition (typographie, police, mise en page), mais de plutôt considérer le texte comme une instance du code, soit de gérer le texte depuis une perspective machine. Comme dans le labyrinthe oulipien, le texte technique est une architecture à partir de modalités (poétiques ou médiales) qui cadrent mais qui limitent (si elles ne la déterminent pas) l’écriture. Or, dans ces deux approches demeure l’éternelle division de strates textuelles : machine, poétique, image et imaginaire. Si les résultats finaux de Vectors comme nombreuses des créations oulipiennes s’avèrent des produits hautement visuels et semblent pouvoir être compris comme des compositions graphiques, mon intérêt vis-à-vis de leur projet s’attache davantage ici à la distinction faite entre le régime de l’image et celui du code. Ne serait-ce pas là la résurgence d’une distinction bien plus vertigineuse ? Soit la « rhétorique de l’immatérialité qui oppose forme et matière, ou contenu et contenant, en présupposant qu’il y ait d’un côté quelque chose de pur, immatériel, noble et précieux et de l’autre son incarnation, impure, matérielle, imparfaite, vile et sans importance » (Vitali-Rosait, Éloge du dysfonctionnement). Cette opposition résonne avec les antinomies fond et forme, réalisation manuelle et conceptualisation, technique et image. Au cœur de ces déclinaisons se cristalise un système de valeur récurrent : le hiatus sens/matière est en parallèle du féminin/masculin selon un système qui valorise l’un (l’homme qui pense et dicte le savoir) et dévalorise l’autre (la secrétaire qui transcrit le savoir) [Vitali-Rosati & al., Pensée et collectif dans la matérialité de nos écritures (article à venir) ; @mellet_manifeste_2021]. Ou serait-ce là l’entrée d’un nouveau personnage dans ce jeu de pouvoir : le fond, la forme et la technique ? Ne peux-t-on joindre les deux/trois dans la réalisation d’un texte ? Soit par exemple considérer une image du texte qui serait une image technique et plus largement penser le texte comme un écosystème dont les strates dialogues constamment comme artificiellement. La distinction entre dimension du visible et réalité technique, et l’engagement pour au profit d’une réalité technique du texte en réaction à une approche vernaculaire de l’écran qu’est l’image du texte, est problématique parce qu’elle ne résout pas la question du texte numérique comme fantôme d’un texte passé et le laisse même à son errance.

La proposition d’image technique permet à la recherche et création de sortir du paradigme de la représenation et de l’imitation. Relevant des imaginaires culturels de la science, non comme « metaphor or representation » (Reisenleitner 2013) mais au sens d’implications concrètes, de « lived experience, material practices, social relations, and public discourse », l’image technique est une pratique du texte numérique qui souhaite approfondir son inscription dans le média.

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title: "Lutter contre l'onde"
chapitre: 1
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Lutter contre l’onde #

où on identifie notre principal suspect, l’imaginaire de la liquidité qui a été complice dans l’abstraction du texte numérique

Oscillant sur le fil entre posture technophiles (Lévy 1987) et technophobes (Biagini 2012), les imaginaires des nouveaux médias cultivent activement une métaphore langagière mais également culturelle des infrastructures et logiques numériques qui participe justement à concevoir le texte numérique comme un objet souple, dont la liquidité peut s’adapter à tout type de contenant, et surtout à la simulation de ce qu’il n’est pas. La liquidité, dans toute sa transparence, dissimule en réalité nos récits numériques. Selon ses propres mots, c’est en observant le mouvement de l’eau s’infiltrant entre les doigts de sa main immergée, ses avances et faufilements sur le derme, que Ted Nelson aurait pensé à un schéma de relations définit par une reconfiguration permanente et des ramifications récurrente. Cette vision sera plus tard implémentée comme l’hypertexte qui structure aujourd’hui le réseau des contenus en ligne (Herzog 2016, Lo and Behold). Désigné ici, le principe d’interconnexion est un beau paradoxe d’équilibre d’une continuité dans le séquencement ou de lien dans la distance. L’analogie d’origine entre un média et un environnement naturel a dérivé (comme cela été le cas pour la métaphore du palimpseste dans le système genettien de la littérature) jusqu’à annuler la matérialité de l’un au profit de l’immatérialité de l’autre. La métaphore liquide irrigue aujourd’hui l’ensemble de la langue numérique (Bernardot 2018) au point de devenir iconique (Brown 1989) : navigateurs pour consulter le flux des information ou surfer sur le Web, ancres pour désigner les liens hypertextuels, phishing ou hameçonnages des utilisateur·rice·s et des machines, pirates informatiques, feuilles de style en cascade, streaming (flux, ruisseau) pour désigner la diffusion, crawling pour nommer un programme de visite automatisée des sites, etc. Un effet de langage, à l’origine destiné à servir de « [m]achine théorique » (Galison 2003, 227) pour comprendre la dynamique modulaire des environnements numériques (le numérique comme un flux), a dévié vers une conception plus sibylline d’un média pris au sens large (le numérique comme un éther, aussi magique qu’insaisissable pour l’esprit rationnel). Fluidité et virtualité se mêlent pour porter un imaginaire du support numérique flottant dans un éther lointain, mais surtout, dans l’idée que l’horizon ne concerne pas notre ici-même, innofensif parce que distant, neutre parce que complexe. Les environnements numériques d’écriture sont alors compris comme des outils dont les modalités sont sans impacts réels sur la connaissance mais dont on se méfie pourtant sans chercher à comprendre la substantifique mœlle.

Fonctionnant au-delà de l’analogie par son « pouvoir de persuasion clandestine » (Passeron 1992, 144), les connotations et dénotations de ce portrait renouent avec une rhétorique de l’immatérialité du texte : dans cet imaginaire aqueux du numérique, le texte apparaît comme une abstraction dont le support ne participe pas de sa structure ou de sa littérarité. Il est une simple onde dans l’immensité d’un écosystème évanescent. Ce n’est donc plus tant la contrainte ou l’imitation qui se jouent dans le texte numérique, mais bien une dépossession et un désengagement. Instillant une dissociation entre le texte (instance transhistorique et transmédiale) et son support présent (l’ici-même de l’inscription), la pensée de l’onde institue le numérique du texte comme une simple étape, une transition sans incidence : comme si le texte était au fond destiné à un autre support, plus grand ou noble (le papier ?).

Remettre la main sur le texte numérique, pouvoir revivre l’expérience de Nelson en sentant sa structure entre continuité et séquencement, recouvrir des marges de manœuvre et de création implique de renouer avec son étrange technicité. Cette entreprise de rattache à l’usine textuelle, si elle engagera plus tard une réflexion générale sur le média, se cristalise à cet instant des mots sur la constitution d’une image du texte numérique comme modèle de communication de sa technicité.

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title: "Écriture comme support d'écritures"
chapitre: 1
section: 1
sous-section: 2
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Écriture comme support d’écritures #

où on dissèque l’écriture numérique et où on découvre que cette dernière contient de l’écriture

Abordons cette mâne numérique qui comprend autant nos écriture actuelles, nos objets cuturels que nos identités partagées. Composées et structurées d’écritures, les pages numériques sont des émergences concrètes qui bénéficient de dynamiques de stratification (avec plusieurs niveaux d’écritures), de relation (les phénomènes d’interprétations entre ces écritures) et de principes techniques (éléments gérés par l’interlocuteur machine). La distinction habituelle des niveaux de l’écriture numérique, si elle correspond bien à l’imaginaire du palimpseste par une logique de recouvrement, pose cependant le problème d’une certaine abstraction et dissocie les principes de continuités qui régissent les composés. Les dissections de l’écriture numérique identifient majoritairement ses composants par trois :

  • le niveau des unités formelles privées de sens (0 et 1), soit le codage binaire qui est l’écriture par la machine (niveau 1) ;
  • le niveau du logiciel, celui de la manifestation, des formats et des fonctions d’écritures, soit l’écriture pour la machine (niveau 2) ;
  • le niveau des utilisateur·rice·s, de l’interaction, soit l’écriture avec la machine (niveau 3).

Par les dynamiques d’opacité et de transparence (ou d’imitation de l’un ou de l’autre) notamment, par des principes de dissociation de la théorie entre autres, le premier niveau est appréhendé comme le niveau le plus technique laissant le dernier niveau, le niveau des utilisateurs, seul lisible/visible. Le risque d’une indépendance entre les trois strates qui justifie un désengagement pour les niveaux autre qu’apparants est insinué par la langue elle-même puisque le terme de niveau semble permettre une coupure nette entre les écritures. Cette architecture est en somme artificielle : l’écriture numérique est un composé certes, mais surtout une somme organique ou stigmergique traversée par des phénomènes de récursion et continuum. C’est-à-dire que les différents régimes d’écriture décrit ci-dessus ne sont pas en mesure concrètement d’exister par eux-seuls : ils sont dépositaires et déterminés par la présence du précédent ou la charge technique de leur contexte d’inscription. Cette détermination des écritures d’un support structuré d’écriture rapproche ainsi plus justement l’écriture numérique, son fonctionnement, du principe de palimpseste et fait du média, sinon le média d’écriture, du moins le plus littéraire. Parce que des principes d’opacité ou de recouvrement opèrent entre les écritures, par ses critères plastiques, le texte numérique semble relever du domaine de l’image et ses strates semblent participer d’une construction visible de l’écriture : décrit comme « simulacre du graphique » par Herrenschmidt (2007), le code binaire, qui n’est à nos yeux ni visible ni lisible directement, participe du corps de nos écritures à l’écran comme la fibre végétale de l’écriture papier.

La reconfiguration de l’écriture n’implique pas seulement un déplacement de la distinction lisible/visible dont l’artifialité avait déjà été relevée par d’autres systèmes médiatiques ou projets littéraires (les mouvements avant-gardistes notamment déplaçaient les conventions éditoriales du texte en jouant sur l’illisibilité par le travail graphique de la lettre), elle est à l’origine d’une reconfiguration du geste d’écriture même.

Comme nous le savons tous, même si nous ne voulons pas nous l’avouer, aucun être humain n’écrit plus. (Kittler Friedrich, « Le logiciel n’existe pas » [1993], in Mode protégé, trad. F. Vargoz, Dijon, Presses du réel, 2015, p. 30.)

Dans Mode protégé, livre réunissant les deux conférences « Le logiciel n’existe pas » (1991) et « Mode protégé » (1993), Kittler expose le fonctionnement de l’écriture numérique, non plus en terme de niveaux d’écriture qui sont le conte d’une conception théorique du numérique, mais en terme de modèles techniques. L’architecture des microprocesseurs est désormais réalisée par des logiciels fonctionnant eux-mêmes sur la base matérielle des architectures d’ordinateurs antérieurs.

L’écriture humaine est désormais une inscription électrique gravée dans le silicium de nos ordinateurs, c’est-à-dire un différentiel électrique. (Emmanuel Guez and Frédérique Vargoz, 2017, para 1)

Malgré le caractère technocrate de cette définition, le projet de Kittler est assurément tourné vers l’horizon et la cause littéraire. Développant une posture épistémologique, la réflexion du chercheur vise à réorienter – ou même détourner – le projet postructuraliste. Comme la défense pour l’ouverture des perspectives humanistes aux mobiliers de l’usine (Flusser), Kittler souhaite ouvrir l’analyse littéraire focalisée sur l’étude des structures du langages et de ses dynamiques intertextuelles aux entrailles de la machines pour en saisir les systèmes techniques et surtout leur implication sur notre conception du texte. Si il cite maintes fois l’article de Foucault « Qu’est ce qu’un auteur ? », c’est pour dépasser la conception du sujet ouverte par cette approche comme « fonction variable et complexe du discours » pour la poser comme composition média-technique du discours.

Cette dépossession, si elle signe la mort de l’auteur en tant que toute-puissante-main en plein pouvoir sur sa production, est à l’origine d’un changement (évolution peut-être même nécessaire) de ce que signifie concrètement être auteur aujourd’hui et en quoi consiste le travail d’écriture.

En réalité, les média techniques ne tuent pas l’auteur, ils en font émerger une autre occurrence. (Emmanuel Guez and Frédérique Vargoz, 2017, para 9)

La réflexion de Kittler en ce sens ne condamne pas toutes possibilités de collaboration avec la machine. L’outil a une influence certaines sur son utilisateur (alors peut-être plus utilisé que utilisant), mais au-delà de la dystopique soumission aux logiciels, il demeure des « mécanismes de pouvoir/savoir qui définissent notre réalité quotidienne » (p. 82) que Kittler a justement cherché à exposer.

[J]e ne peux pas comprendre que les gens n’apprennent à lire et à écrire que les 26 lettres de l’alphabet. Ils devraient au moins y ajouter les 10 chiffres, les intégrales et les sinus […]. Ils devraient de plus maîtriser deux langages de programmation, afin de disposer de ce qui, en ce moment, constitue la culture. (Kittler [#source])

Conclusion des plus humanistes, la lutte insoumise a pour arme la connaissance éclairée15 : le lieu numérique est en effet un « lieu de dissimulation » ou les entreprises de la haute technologie, comme des marrionetistes jouant à Dieu, en créant nos pratiques d’écriture, maîtrisent nos besoins, nos demandes, nos images vis-à-vis du texte et nous dépossède. L’appel de Kittler entre les lignes est celui d’une reprise en main de nos écritures en ne conjurant plus le code à une non-écriture mais en intégrant la réalité technique dans nos représentations du texte et ce, même si nous ne pourrons pas en saisir tous les mécanismes de pouvoir.

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title: "La Donnée graphique"
chapitre: 1
section: 1
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sous-sous-section: 3
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La Donnée graphique #

où on prend au mot Queneau et Turing, et donnons à lire les CMMP à une machine

Déterminé par les caractéristiques d’un média fait de mouvement, lumière et surface, le texte numérique advient comme un produit principalement visuel dont la pratique du nuage de mots est un example. Plus qu’une indexation lexicale qui serait plus claire et lisible en terme de répartition lexicale (et qui l’accompagne), le nuage de mots est beau : il attire les couleurs, il satisfait visuellement en exécutant quasi-parfaitement le principe d’emboîtement et d’imbrication et réalisant de ce fait un fantasme maniaque de l’humain. Le nuage de mots est une terminaison graphique du texte.

Ce petit ouvrage permet à tout un chacun de composer à volonté cent mille milliard de sonnets, tous réguliers bien entendu. C’est somme toute une sorte de machine à fabriquer des poèmes, mais en nombre limité ; il est vrai que ce nombre, quoique limité, fournit de la lecture pour près de deux cents millions d’années (en lisant vingt-quatre heures sur vingt-quatre). (Queneau 1985, préface)

Si CMMP en terme de potentialités poétiques échappera toujours à l’œil humain, il demeure parcourable dans sa composition lexicale ne contenant au fond que 1091 mots. « Seule une machine peut apprécier un sonnet “écrit” par une autre machine », la configuration de Turing, le schéma de relation, a été appliqué ici pour lire ou parcourir la machine papier CMMP par la machine numérique qu’est l’outil Voyant. Application-web pour l’analyse de textes, Voyant Tools a été développé par Stéfan Sinclair et Geoffrey Rockwell (2003) et la perception du texte qui est porté par l’outil semble hériter tout autant d’un imaginaire technique du texte oulipien16 que d’une visée de recherche et création des Humanités numériques (telle que représentée notamment par le laboratoire et le travail de Tara McPherson). Comme son nom l’indique, Voyant perce le texte dans ses structures et redondances lexicales mais permet de produire des témoins graphiques du corpus (nuage de mots, segmentation du document, bulles d’informations, etc.). L’utilisation de Voyant pour CMMP évacue la composante qui rend le texte illisible (la combinaison), et en ce sens est en réalité moins l’analyse de la machine littéraire que l’analyse de ce avec quoi cette machine compose. Ce que l’analyse lexicale effectuée à l’aide de l’outil Voyant révèle, c’est qu’à l’exception de 4 termes (fin, frère, dessus, n’est), les mots de CMMP n’adviennent qu’à une ou deux reprises. La poétique lexicale des CMMP se compose donc selon une certaine variété, aspect permettant une diversité de la combinaison potentielle. Or si cela n’atteint pas les statistiques lexicales, les segments17 de CMMP appartiennent en quelques sortes à plusieurs systèmes de relations : la feuille (plane, de haut en bas, 14 segments par page) ; le bloc dans cette feuille puisque les CMMP se structurent sur la forme du sonnet (2 quatrains, 2 tercets) ; et la découpe physique du livre soit la page (dans l’épaisseur des pages, 10 phrases par groupe). L’analyse lexicale a tenté de prendre en compte la nature combinatoire de la création par la diversité des schémas de relations. Il y a une triple logique qui permet la fabrique de cette machine littéraire :

Nuage de mots de <em>CMMP</em> à partir de l&rsquo;outil Voyant - Vue Feuille

Les feuilles raisonnent selon une thématique particulière, ce que montrent les thématiques fonctionnant par couple comme le terme « frère » dont toutes les occurences se trouvent dans la page 7.

Nuage de mots de <em>CMMP</em> à partir de l&rsquo;outil Voyant - Vue Sonnet

Pour la raison du sonnet, chaque bloc (ou les segments 1, 5, 9 et 11 dans la vue Page) débute par une majuscule et finit par un même son. À ce titre la partie des quatrains a été distinguée de la partie des tercets puisque la partie des quatrains alterne sur huits blocs en [ise] et [o] tandis que les tercets alternent sur 6 blocs entre [ote/oque] et [in]

Nuage de mots de <em>CMMP</em> à partir de l&rsquo;outil Voyant - Vue Page

Également dans cette même visée d’appréhender une potentialité, les segments dans l’épaisseur suivent une logique syntaxique : les segments 2 (deuxième vers du premier quatrain) sont pour la plupart des propositions d’intention ou finalité, les segments 11 (troisième vers du premier tercet) sont pour la plupart des propositions circonstancielles de temps. Le mot « fin » utilisé à 5 reprises, revient à une fréquence régulière sans polysémie et conclue d’ailleurs le mot de la fin du poème. Ce que la perspective de la feuille montre c’est que ce terme est surtout présent à la dernière page Ce que la perspective du Sonnet révèle c’est que le terme est présent surtout dans la catégorie des premies quatrains et des derniers tercets.

Ne pouvant garantir de concrètes hypothèses sur la fabrique des CMMP par Queneau (hormis quelques principes de rime évident), les trois images du texte générées par Voyant permettent de mesurer le principe de composition du texte par son image technique soit comme un composé pluriel (que nous avons saisi dans sa feuille, sa page, sa structure prosodique). CMMP est une machine où s’articulent plusieurs logiques ou layers d’édition de l’écriture. Loin de constituer une démonstration de supériorité entre machine et humain ou même entre entre auteur et lectrice·eur, l’illisibilité est en partage de la création car si la lectrice ne peut venir à bout des potentialités combinatoires de CMMP, l’auteur ne les a pas toutes testées lui-même. Queneau est bien l’auteur des 140 vers qui nourrissent la machine mais leurs combinaisons est le fait de la disposition ou du design du livre. En soi, il se pourrait même, au-delà des incohérences sémantiques, que CMMP contiennent des sonnets qui ne soient pas corrects au niveau de la syntaxe (c’est pourquoi Queneau précise que la machine produit des sonnets « presque tous » parfaits). Ne pouvant être de tout l’origine, le processus d’écriture de Queneau s’est donc fondé sur un principe de modèle : la modèlisation ou profilage du sonnet impliquait une concordance syntaxique et rythmique. Ce modèle n’est pas tant verbal qu’éditorial.

[#liaison]

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title: "Épaisseur éditoriale"
chapitre: 1
section: 1
sous-section: 2
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Épaisseur éditoriale #

où on introduit l’édition qui nous permet de lier l’image technique au principe de texte

[I]l n’est pas de texte qui, pour advenir aux yeux du lecteur, puisse se départir de sa livrée graphique. [@souchier_image_1998]

Entre les lignes, dans les explorations proposées, il semble émerger de la masse des idées mises en relation une forme de méthologie qui permettrait de souder la dimension technique, l’aura littéraire et la machine. Entre visée graphique, pratique technique et orientation vers l’objet littéraire, l’édition est un outil conceptuel et concrêt pour dépasser la distinction entre les composants textuels et le phénomène de dissociation qui le caractérise. Oublier ou omettre une de ces composantes (ici Souchier désigne l’image du texte au sens que l’employait McPherson) revient à faire abstraction d’un partie essentielle du texte soit de « ce qui lui permet d’exister et d’être “aux yeux du lecteur”, ce par quoi advient le “contenu” » [@souchier_image_1998]. La notion d’énonciation éditoriale justement considère l’écrit dans toute son « épaisseur » (soit la résistance physique, matérielle, la présence sociale et idéologique) et, si elle s’intéresse principalement à la posture de la lectrice et à la nouvelle attention/lecture que lui impose/propose le texte, est importante dans ce contexte d’écriture parce qu’elle conçoit une image du texte comme une image éditoriale. Image du texte (poétique textuelle qui articule matière et mots [@souchier_image_1998]) et image écrite (qui rappelle l’origine et la puissance de l’écriture dans la valeur graphique de son support [@christin_image_1995]) semblent vouloir converger vers une même idée – celle de considérer le texte, ou un ensemble écrit, comme une articulation entre trace et signe – en refusant cependant l’abstraction : ces images sont des négocations avec le support, elles supposent de l’avoir penser comme tel et de l’avoir investi18.

Lier technique et théorie est une recherche qui a inspiré de nombreux travaux, et qui plus généralement impliquent les pensées des médias. Dans sa perspective des machines d’écriture et son études des conséquences des logiciels sur la formulation des idées, Kittler justement fonde une méthologie d’analyse en juxtaposant aux thèses de Saussure, les pensées de Foucault, Nietzsche, Derrida entre autres. Les perspectives du média et la pensée du texte littéraire comme une machine tentent justement dans leur idéal cette réconciliation. Étudier un texte comme médiation ne relève pas d’un ajout (qui reviendrait à adopter un nouvel angle d’étude) ou d’une révélation (qui serait démontrer l’existance d’un composant ou d’une caractéristique inédite), mais consiste davantage à nous décentrer d’une approche précédente pour effectuer le même mouvement que celui d’un individu face à une anamorphose [@monjour_modeanamorphique_2018]. Dans ce décentrement face au texte, l’analyse du contenu tel qu’il se présente rejoint l’examen du contenu tel qu’il se structure : pour donner un exemple, je vois le texte comme une organisation d’éléments linguistiques qui fait sens et je vois le texte comme une organisation d’inscriptions qui fait le sens dans la page. Comme pour l’anamorphose, le décentrement confirme que la trace d’une écriture est et a toujours été technique [@christin_image_1995]. Si elle évite le strabisme, la solution de considérer d’un côté l’image du texte (l’obole du tableau Les Ambassadeurs de Hans Holbein le Jeune), de l’autre son envers technique (qui devient un crâne lorsque regardée de biais), restreint cependant la connaissance du texte à un seul ensemble de problématiques. Or le texte semble justement jouer sur l’hybridité entre les deux pôles en ce que l’écriture se définit par une double genèse (parole et image) [@christin_image_1995].

Défendre ici une approche du texte comme un composé technique, lisible et visuel, n’est pas éliminer sa primauté en littérature telle que défendue par les théories poststructuralistes : il s’agit plutôt de redéfinir cette primauté selon une pluralité. À l’opposé de la vision d’un texte engourdi dans une glaise abstraite ou dans un cadre trop formel émergent des projets avec l’ambition de bouleverser ce qui peut être ironiquement appelé « l’essence de la littérature ». Si en 1979, Genette proposera le terme d’« architexte » comme modèle intellectuel permettant de comprendre les conditions d’écriture, ou l’« ensemble des catégories générales… dont relève chaque texte singulier », ce modèle demeure une conception théorique, où d’ailleurs les conditions d’écriture ne sont pas considérées au rang de conditions d’existence. L’architexte a aujourd’hui évolué pour désigner dans la machine numérique comme le modèle « qui vient s’incarner dans le logiciel », des « formes écrites actives avec lesquelles on va écrire » [Jeanneret, Souchier].

Les médias informatisés sont des machines à suggérer. Ils suggèrent, dans un double sens : selon l’étymologie, cette écriture plastique mais régie par les architextes gère par en-dessous la propagation des formes à travers lesquelles les divers pratiques historiques des sociétés peuvent être saisies par l’archive, qui les collecte, les transforme, les légitime, les publicise, les refoule ; selon le sens courant du terme, la création constante de nouvelles formes écrites suggère des possibilités d’expression et de pratique, elle rend possible des interprétations, des appropriations, des reprises. (Tardy, Jeanneret, p. 214)

Davantage que des machines à suggérer comme l’énoncent Tardy et Jeanneret, les médias littéraires (informatisés ou non) sont des déterminations de l’écriture et c’est en ce sens que la question du média fera l’objet d’une réflexion dans la deuxième section du chapitre. La pensée de l’architexte numérique est cependant intéressante à cet étape de notre étude en ce qu’elle se fonde sur le principe de plastigramme plutôt que sur celui de stéréotype. Si le stéréotype (stéréos : compact, tupos : empreinte) est une association d’élément qui va reproduire de la même manière une inscription, le plastigramme (plassô : façonner, gramma : écriture) reproduit par la transformation : parce qu’il impose un modèle différent de l’écriture, il ne produit un régime différent de l’écriture.

Continuation d’une critique du modèle hyléomorphique19, qui s’opposait déjà au dualisme de Platon mais qui demeurait tout autant dualiste20, l’édition sert d’espace pour penser ensemble théories et pratiques et ce, pendant leurs émergences parce qu’elle est une discipline inscrite dans l’action : attachée aux processus, procédures, méthodes moins qu’aux produits même et leurs inscriptions dans un champ disciplinaire. Si nous suivons la ligne tracée par l’énonciation, se rencontrent alors les deux sillons que sont la dimension technique (la littérature comme machine) et sa dimension graphique (le texte comme image) pour composer une image technique qui ne se définit pas tant par une logique d’écriture que comme une conjoncture de logiques ou layers du média appréhendé par la littérature. Au-delà d’une image de la littérature, entre rouages et strates, en pouvoir de son destin ou existence, c’est davantage les médias littéraires qui renégocient et inspirent les explorations et développements des médias, dans leurs formes, leurs souffles, leurs modèles.

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title: "Invention littéraire des médias"
chapitre: 1
section: 1
sous-section: 3
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Invention littéraire des médias #

où on discoure sur les littéraires discutant des médias jusqu’à les inventer

De la machine à la matrice, la question des caractéristiques techniques de la littérature pose la question du sens de la détermination médiatique. Les médias (les caractéristiques plastiques et formelles) lorsqu’intégrés dans les récit en modifient la poétique, mais cette relation n’est pas une simple ligne droite. La perspective de la machine littéraire se renverse désormais, se tourne comme une page, pour dévoiler l’épaisseur de son lit, les rêves et fantasmes qu’elle nourrit également sur ce qu’elle produit en terme d’imaginaires mais aussi d’inventions des médias qui la supportent. Cette section concluant le premier temps d’une réflexion sur le texte s’inspire, jusqu’à la reprise du titre, d’un dossier thématique dirigé par Carrier-Lafleur, Gaudreault, Monjour et Vitali-Rosati publié dans la revue Sens public en 2018. S’inscrivant en forte résonnance avec le travail de l’archéologie des médias qui depuis plusieurs années avait décelé l’importance de la littérature et de la culture dans la construction et l’instutionnalisation des médias21, la question posée était celle de comprendre les manœuvres d’une littérature tournée vers l’horizon technique, capable de prédire les futurs (Demain est écrit de Bayard) en investissant le média ses déterminations concrètes et en assumant et en faisant le récit de cet engagement.

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title: "La création de la femme"
chapitre: 1
section: 1
sous-section: 3
sous-sous-section: 1
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La création de la femme #

où on observe, en commentant à messe-basse, l’homme-auteur créer la femme du futur dans son écriture

L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam est à ce titre un bon exemple de machine littéraire programmatrice d’avenir. Ce roman fantastique datant de 1886 est moins l’histoire d’un drame romantique, même s’il en porte les codes dans sa trame principale22, qu’une réflexion philosophique sur le pouvoir des mots à concevoir le futur technique. L’entreprise de composition de l’andréide par un Edison fictionnel est le projet de la femme parfaite (dans le fond comme dans la forme, soit en esprit comme en corps) qui s’avère être autant une fabrication machinique qu’une œuvre de mots23. Ayant achevé sa création (création scientifique, technique, savante comme poétique et démiurgique), Edison décide de l’introduire au monde sans le dire au Lord pour étudier les interactions et pour faire passer le test de l’imitation :

À la fois même et différent se découvre aussi l’automate fabriqué par Edison, au point où, renouvelant l’exploit technique du peintre Zeuxis dont les raisins peints trompaient même les oiseaux, Lord Ewald s’y trompe lui-même et prend la réalisation technologique de l’ingénieur pour la sotte Alicia Clary, jusqu’à ce que la créature électrique lui parle avec l’accent des plus sublimes poètes du siècle et que Lord Ewald en tombe amoureux, croyant retrouver enfin son amour pour Alicia Clary. (Beaulieu, « Différenciations romanesques. L’imaginaire technique chez Balzac, Villiers de l’Isle-Adam et Jules Verne. », Intermédialités, « Remédier », n° 6, automne 2005, p. 121-139. p. 132)

Ce qui trompe la création technique, ce qui ravive un sentiment amoureux chez le Lord, c’est la culture littéraire que performe la machine. Dans ce jeu de l’imitation, l’interrogateur, ne sachant pas qu’il l’est, découvre sa quête et sa méprise dans un même mouvement puisque le Lord réalise non seulement la présence de deux images d’une même femme idéalisée (les deux Alicia Clary) mais est aussi confronté à la capacité littéraire (et donc la possibilité d’être aimée) de la machine. La puissance de l’imitation, en tant que reproduction du réel au point de ne pas pouvoir identifier la source, est ce qui noue la réflexion sur le gage d’un média ou création technologique autant que poétique à incarner une version idéale d’une femme réelle. L’andréide est un être de mots, sa conscience « électro-magnétique » (p. 830) procède de l’importation d’un corpus de citations ou d’extraits littéraires. L’Ève future est une machine littéraire qui produit autant un roman (un récit futuriste) qu’un principe technique (l’andréide) : l’image de la femme que produit cet ouvrage ne génére pas seulement une riche intertextualité à venir et un fort imaginaire littéraire et culturel dans le motif du cyborg, mais également des principes techiques, des modèles de femme machine. La modélisation de la femme au travers de l’andréide Alicia Clary est autant la modélisation du principe de femme que le principe d’être ou même le principe d’individu tel que perçus par l’homme et par un homme en particulier (un homme de science).

Cette modélisation se retrouve dans les andréides réels dont les constructions lexicales portent la même perspective mysogine : les agents conversationnels (Siri d’Apple, Alexa d’Amazon, Cortana de Microsoft) ont été pensés comme des prolongations du principe de l’assistante, c’est-à-dire obéissante, polie, soumie surtout à la voix de l’homme. Comme l’Ève future, les premiers agents conversationnels se définissaient par un rapport au langage dont la fonction principale est de plaire au client mâle : jusqu’à joindre identité féminine, voix suave et représentation sexualisée. Tous les IA de conversation développées (2011 pour Siri, 2014 pour Cortana et Alexia, 2016 pour l’assistant Google) avaient pour unique voix par défaut une voix de femme : les paramètres masculins ont été ajoutés après la mise en ligne de ces outils (2013 pour Siri, 2017 pour l’assistant Google, 2020 pour Cortana, 2022 pour Alexia). La version Cortana de Microsoft est justement un exemple d’agent conversationnel qui rassemble des caractéristiques féminines répondant aux critères binaires de genre24. Le phénomène appelé I’d blush if I could remarqué dans les comportements des premières agentes conversationnelles participe d’une vive prolongation de cette idée de docilité féminine mécaniquement implémentée. Depuis leurs lancements à grande échelle en 2011 jusqu’à récemment (autour de 2019), les andréides de langage (dont Alexa et Siri qui sont jusqu’ici les plus utilisées) étaient programmées pour répondre non seulement poliment à des insultes formulées par les utilisateurs (comme « You’re a slut »), mais de paraître flattées en répondant : « I’d blush if I could » (Siri), « Well, thanks for the feedback » (Alexia). Si depuis la documentation et la conscientisation autour des dérives, les IA ont été mises à jour (Siri depuis avril 2019 répond plus platement à l’insulte avec un « I don’t know how to respond to that »), le modèle de réparti de ces femmes-machines de mots est dirigé et fondé originellement sur un principe de soumission mysogine (Rapport de l’Unesco 2019). L’objectif d’utilisabilité se modèle techniquement sur la reconduite de schémas de domination, d’archétypes hétérosexuels : la femme est dans ce paradigme un être de mots, un objet outillé pour participer d’une conception sexiste du monde. C’est en ce sens que l’invention de la femme machine a produit non seulement des implémentations techniques réelles mais a aussi participé à des modèles culturels impactants tel que la figure du cyborg.

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title: "Le cyborg réécrit"
chapitre: 1
section: 1
sous-section: 3
sous-sous-section: 2
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Le cyborg réécrit #

où on rencontre le cyborg, qui nous parle autant de culture, de politique que d’ontologie.

L’imaginaire cyborg, fusion de l’être organique et de la machine, popularisé en 1960 par Manfred Clynes et Nathan S. Kline, formule et projette aussi un désir machinique sur le monde. Entre extension et amélioration des sens et auto-reproduction, le cyborg désigne une humain, et principalement un homme, amélioré, soit augmenté par la technologie au point d’une contamination mutuelle entre humain et non-humain. La version de 1975 de Braffort qui conçoit un programme permettant de générer un recueil de poèmes à partir de CMMP, par son principe de pseudo-randomness ou l’imitatation du hasard qu’elle produit, donne l’impression à l’utilisateur, à l’interrogateur, de faire partie du processus de lecture et de combination au point de créer une hybridation :

At the end of the process, the poem is signed by both Queneau’s and the user’s name. Braffort’s original solution is to inject the computer with something from the reader. In that sense, Braffort creates a new instance of this fictional character that the Oulipo keeps creating: the Oulipian reader. Braffort creates some sort of cyborg-Oulipian-reader (Baillehache 2021, p. 11)

La frontière entre le non-humain, ici le dispositif littéraire et l’humain, le lecteur, se brouille par le principe de lecture qui, s’il est déjà une incorporation, joue de la réciproque lorsque la machine incorpore une part de la lectrice. Le jeu d’imitation se propose dans la création oulipienne comme un jeu de prétention : le non-humain trompe l’humain si il veut bien lui prétendre cette liberté. La modification de la vision de la machine littéraire autant que l’avénèment du nouveau lecteur proto-machine dépend de la fabrique de l’objet dont la littérature est autant une question technique que d’héritage culturel. Figure culturelle, le cyborg est avant tout interdisciplinaire. Émergeant dans le domaine de la psychologie, le cyborg est réécrit notamment par le Manifeste Cyborg de Donna Harraway, ouvrage publié en 1985 dans Socialist Review [-@haraway_manifeste_2007] qui se trouve aux croisements entre histoire, anthropologie des sciences, théories féministes, cultural studies, technosciences, etc.

La fin du XX^e^ siècle, notre époque, ce temps mythique est arrivé et nous ne sommes que chimères, hybrides de machines et d’organismes théorisés puis fabriqués ; en bref, des cyborgs. Le cyborg est notre ontologie ; il définit notre politique. Le cyborg est une image condensée de l’imagination et de la réalité matérielle réunies, et cette union structure toute possibilité de transformation historique. Dans la tradition occidentale des sciences et de la politique – tradition de la domination masculine, raciste et capitaliste, tradition du progrès, tradition de l’appropriation de la nature comme ressource pour les productions de la culture, tradition de la reproduction de soi par le regard des autres – la relation entre organisme et machine fut une guerre de frontières. [@haraway_manifeste_2007]

N’étant pas une ontologie mais *l’*ontologie, le cyborg façonné par Harraway est une prise de pouvoir, alternative entre plusieurs approches (féminisme, marxisme, humanisme, science-fiction) qui mène à repenser le corps dans une technicité à investir, ou ce que Gardey appelle « une encorporation » [-@gardey_au_2009]. Le Manifeste d’Haraway rejoint sur des aspects le discours des pensées sur le médias en refusant l’idée d’un intérieur et d’un extérieur de la science sans perméabilité (Pestre 2006) pour développer la conception selon laquelle il y est une stigmergie entre ce que nous distinguons dans le discours (science/culture, texte/support) qui est de plus politique. Critique radicale de l’institution scientifique, le manifeste propose d’« intégrer le circuit » dans lequel nos textes sont et qui est nos textes (« nous y sommes, nous en sommes » [Gardey 2009]), soit de considérer les technosciences comme un espace de ressources, « une carte à jouer » (Wajcman 2004), pour « contester les inégalités et les formes arbitraires d’autorité » (Gardey 2009). La littérature s’empare en ce sens de la machine pour en faire un outil et espace de déclaration sur l’humain, pour réflechir sur cette disctinction (tout aussi abstraite que celle de la matière et du sens) qui sépare humain et non-humain notamment par l’écriture.

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title: "La distinction de l'humain et du non-humain"
chapitre: 1
section: 1
sous-section: 3
sous-sous-section: 3
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La distinction de l’humain et du non-humain #

où on pose la question du pourcentage d’humain et de non-humain dans la machine littéraire

Dès ses premiers mots, CMMP semble nous annoncer que nous, humains, ne pourrons pas apprécier le livre à sa juste valeur, soit comme une machine pourra l’apprécier. Au gré de la distinction humain et non-humain, c’est le principe de concordance qui s’expose ici selon lequel l’appréciation ne peut transgresser les natures. Distinction forte entre humain et non-humain qui fonde une destinée tragique, d’autant plus terrible qu’aujourd’hui, depuis les industrialisations et numérisations de l’écrit, ce sont physiquement des machines qui écrivent sur/sous nos doigts. Cela nous condamne donc à ne jamais tout à fait comprendre, prendre en nous, et juger à une juste valeur le travail de ces rouages divers qui s’évertuent dans l’ombres sous notre commandement inconscient, au travers de requêtes dont nous prenons la complexité pour du hasard.

Si cette idée peut désespérer sur notre condition humaine et toute possibilité d’humanisme de par son ton quelque peu apocalypse des robots, elle demeure vraie et fausse en même temps : fausse parce que la distinction humain/non-humain qui se love en creux n’est en fait pas véritablement fondée et à prendre comme une certaine ironie du sort d’une théorie adressée par l’auteur. En effet, si l’humain considère la machine dans cet angle binaire du non-humain/humain, pour se définir par principe de supériorité ou par complexe de propriété, elle ne pourra jamais apprécier les productions écrites de la machine et ce, même s’il s’agit d’une forme aussi noble que le sonnet. Vraie parce qu’il faut y percevoir une invitation à aller au-delà du texte classique, la valeur de l’écriture par la machine ne se situe pas dans le dosage de sa production, on sait et le nombre infinie de CMMP est là pour nous le rappeler, qu’une machine peut produire, plus et plus vite qu’une petite main, non, la valeur de cette littérature-machine est à voir et chercher ailleurs : justement dans le modèle dont l’incarnation est le témoignage qu’humain et non-humain ne sont pas distinguable. C’est un livre machine qui conte sans l’auteur et l’auteur lui-même ne nous parle pas sinon au travers de cette interface papier-machine. Dans cette perspective, contrairement à ce qui est retenu à son égard, CMMP est peut-être le livre le plus lisible à exister, non en terme de potentialités poétiques, mais en terme de fonctionnement dans la mesure où le livre affiche sans pudeur, sans complexité technique, son principe machinique.

Au travers de la référence à Turing et au jeu de l’imitation, Queneau invite la lectrice qui fera partie intégrante de la machine littéraire de « momentarily suspend their disbelief towards machines, [and] project themself on a fictionalized computerized reader, and interpret a computer-generated sonnet as poetry. » [Baillehache p. 6] Partenaire, l’homme devient, en reprenant une image d’Asimov, l’organe reproducteur de la machine, comme l’abeille du monde végétal, lui permettant de se féconder et de prendre sans cesse de nouvelles formes (McLuhan 1994, 67). Le mur est donc bien plus poreux qu’on voudrait le croire, entamé par des principes de collaboration mais aussi des imaginaires littéraires comme cité précédemment qui, au-delà de déclarer une puissance de l’homme à s’augmenter lui-même ou a créer la femme, jouent à gratter la frontière entre humain et non-humain.

Boundaries of texts are like boundaries of bodies, and both stand in for the confusing and invisible boundary of the self. (Jackson 1995)

La notion de frontière, rappelée ici par Jackson au sujet de sa création Patchwork girl25, se trouve justement adressée au cœur des réflexions de Harraway qui lie dans sa lutte la question de la relation – en particulier l’idée de symétrisation entre humain et non-humain empruntée à la sociologie de Latour – et une perspective féministe. Mêler frontières humaine et non-humaine, textuelle et mécanique pour décrire les dynamiques de relation, articulation, connexion, et parenté (kinship @gardey_au_2009) permet justement de concevoir une littérature comme une humanité ouverte :

Pour que l’humain soit humain, il doit être en relation avec ce qui est non-humain, avec ce qui certes est hors de lui, mais dans son prolongement, en vertu de son implication dans la vie. Cette relation avec ce qu’il n’est pas constitue l’être humain en tant qu’être vivant, de sorte que l’humain excède sa frontière dans l’effort même qui vise à l’établir. [@butler_defaire_2006, p. 25]

Explicitant les implications médiatiques de ses performances dans le cadre du projet #GraphPoem26, Tanasescu revient justement sur la distinction humain/non-humain pour proposer de la considérer « not so much as an enumeration but as a non-identifying co-incidence » (2022), une conjonture se référant au fait d’opérer comme l’un ou l’autre. Fait du discours ou de la prise en main, la distinction humain/non-humain est une imbrication qui est en réalité toujours déjà présente dans les écritures et cette perception permet d’observer les textes comme des environnements humain-machine (Candlin and Guins). Les créations qui livrent et scrutent d’un même regard leur fabrique chevauchant humain et non-humain fonctionnent comme des « evocative object » par les « things to think with » qu’ils libèrent (Sherry Turkle qtd. in Muller and Seck Langill).

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title: "Vers le média"
chapitre: 1
transition: "oui"
section_avant: 1
section_après: 2
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où on redirige notre écriture vers les côtes du média

But the notion of mediality recasts our notion of literature in another sense. As soon as we conceive of literature as medially instantiated, then we must view its meaning as the product of a selection and rarefaction. All media of transmission require a material channel, and the characteristic of every material channel is that, beyond–and, as it were, against–the infomation it carries, it produces noise and nonsense. What we call literature, in other words, stands in an essential (and again, historically variable) relation to a non-meaning, which it must exclude. It is defined not by what it means, but by the difference between meaning and non-meaning, information and noise, that its medial possibilities set infot place. This difference, obviously, is inacesseible to hermeneutics. It is the privileged locus, however, of post-hermeneutic thought. (DN, Foreword, p. XV)

L’avant-propos à l’ouvrage de Kittler par D. E. Wellebery se situe sur quelques uns de ces points à l’encontre de ce que proposait en réalité le médiologue. Les formules dépréciative « non-sense » ou encore « noise » achèvent de creuser une tranchée entre ce qui serait un art (la littérature) et une matérialité qui s’incarnerait à nos yeux comme le média. Cette perspective est intéressante en ce qu’elle décrit en effet une tension dans l’objet d’art qui évoque aussi la question de la reproductibilité de Benjamin, l’objet se situant entre un sacré et un médiocre de sa reproduction. L’idée du réseau de discours est justement une réponse à la pensée de Benjamin : pour Kittler, il faut même radicaliser la proposition de Benjamin de considérer que le cinéma produit de la dispersion qui fait rempart à la concentration bourgeoise. Selon Kittler, c’est l’ensemble des discours produits qui changent les modes culturels parce qu’ils deviennent justement à partir de 1900 différents. Et dans les médias des années 1900, le film n’a pas la primauté de révolutionner l’art ou la littérature : c’est un média parmi d’autres qui, justement, produisent les même effets et changements de paradigmes culturels : l’image utilisée est révélatrices de l’intensité du phénomène que Kittler souhaite traduire : il parle en effet de fuite des idées au sens psychiatrique du terme. Relatant les expérimentations du psychiatre viennois Stransky dont les sujets d’expérimentations (mêlant collègues et patients) étaient invités à parler dans le tube d’un phonographe (avec un débis rapide et volubile). Ce que le psychiatre observe de cette expérience est que tous les sujets finissent par prononcer des phrases qui ne sont plus chargées de sens ou qui ne se soucient plus de signifier. L’obligation d’un débis et d’une production, là est le non-sens de la littérature.

L’accroche, certainement assumée comme insolente, de Wellebery retiendra tout de même la présence de deux régimes de sens dans l’objet littéraire, ainsi que le besoin d’une nouvelle méthode d’analyse, d’un dépassement de l’analyse instanciée officielle pour capter la densité d’un art.

Le système d’écriture de 1900 est un jeu de dés avec des unités discrètes ordonnées de façon sérielle. Kittler

Parce que la réflexion de Kittler se pose à la lumière de l’héritage de Foucault et de son concept de discours, le terme anglais discourse a certainement été retenu. Il reste que le terme Aufschreibesystem provient initiallement d’une expression utilisé par le juriste allemand Daniel Paul Schreber qu’il décrit comme « the network of technologies and institutions that allow a given culture to select, store, and process relevant data. » (DN, p. 369) Un élément essentiel de la démonstration de Kittler est cependant perdu en ce que la distinction entre les deux, média et expression, est artificielle d’une part et que de l’autre dire que le sens, l’information, la note juste se situent du côté de l’expression littéraire est en réalité arbitraire. Toute l’information est déterminée par le média, qui au-delà de causer du bruit dans une réalisation qui n’en aurait pas, lui donne son sens. Notre littérature (et même en réalité notre écriture) n’a jamais été sans le non-sens et le bruit que Wellebery attribue au média. C’est pourquoi le deuxième temps de l’écriture du premier chapitre se consacre à l’étude du média.

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title: "Medium is Media"
chapitre: 1
section: 2
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Medium is Media #

[dans l’épisode précédent : on a parcouru le texte au travers du principe de machine, rendant désormais la définition du média nécessaire]

[#introduction]

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title: "In media res"
chapitre: 1
section: 2
sous-section: 1
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In media res #

où on tente d’établir une définition du média et où l’on précise notre positionnement théorique

[#introduction]

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title: "Media rasa"
chapitre: 1
section: 2
sous-section: 1
sous-sous-section: 1
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Media rasa #

où on fait table rase de tout ce que l’on sait ou pense savoir

Tantôt dispositif [Agamben], artefact [Zacklad], message [McLuhan], milieu [Méchoulan], conjonctures [Vitali-Rosati et Larrue], ou même véhicule [Baudelaire] [etc.], le média aura décliné ses peaux au fil des théories au point peut-être d’avoir épuisé ses mues. Délimiter le média, disséquer son anatomie, comprendre son évolution et identifier ses disparités comme ses connivences au fil des époques et des technologies sont quelque uns (des nombreux) axes qui ont engagé plusieurs chercheur.e.s, même ceux ou celles qui, pour naviguer entre les épines d’une définition précise, ont eu recours à un voile d’imprécision (McLuhan selon Eco [1987, p. 138] qui fait du média tantôt le contenu, le contenant ou même le processus liant les deux). Chose infime, entre-deux [Sibony 2003], ou universel (englobant l’écriture, le vêtement, l’automobile, l’ordinateur, et même la femme chez McLuhan), le média semble être tantôt l’aiguille recherchée et la masse la dissimulant. Les différentes traditions théoriques et linguistiques qui ont émergé (principalement depuis le XX^e^ siècle), que l’on réunira pour l’instant de manière générale comme la pensée des médias, se trouvent partager parfois des points d’accroches, des connivences riches d’intimité mais se distinguent notamment par leur terrain disciplinaire d’émergence. Je m’engage ici dans la même quête que ces archéologues, sociologues, philosophes, poètes des médias pour y trouver des points d’encrage à une réflexion et une posture de recherche-création qui souhaite déboulonner le texte.

Avant d’entrer dans la chair de ces théories, tentons un exercice, faisons tabula rasa du média : restons en deçà de ce que nous connaissons de lui, mettons de côté tout les imaginaires, posons à l’écart (symboliquement du moins) les livres lourds des synonymies et imageries que ce terme charrie, plaçons-nous pour quelques lignes en terrain inconnu.

Module Nervure
La création implémente ici le principe du calligramme en l’automatisant. L’image du média demeure une construction de mots qui font bouger l’épaisseur d’un concept sans en remanier totalement sa structure : ne dérogeant pas à cette règle de construction de nos propres labyrinthes littéraires, Nervure est une image de mots qui se nourrit de passages tirées de la présente section. La forme initiale de l’aile de cigale pour faire référence à l’un des premiers sens organique du média mutera selon les écritures, selon les corrections, et le développement technique de ses modes d’inscription. La présente section archivera ses louvoiements ainsi que la première écriture, le code pour le commenter et en expliquer la démarche. Nervure se construit sur la force de représentation du média pour la contourner en quelques sortes : parce que le « hasard » du programme prévoit une même action mais est conçu pour la performer une nouvelle fois, recréer une image plutôt que l’actualiser, il ne s’agit plus tant de production visuelle à partir d’une recherche établie et immobile, que d’une recherche-action où l’émergence du caligramme est ce qui donne du sens et du sensible à la recherche écrite. Cette création dont les développements vont accompagner toute la section sur le média défend l’importance de la donnée sensible dans notre approche de cette construction théorique : « toute histoire des médias devrait s’accompagner d’une réflexion sur la sensibilité portée envers les médias, sur ce qui en eux fait rêver et imaginer, perceptible dans le geste même de les représenter » (Pinson 2012, 10 L’Imaginaire médiatique).

Ce jeu, qui pourrait s’apparenter à un exercice de style littéraire, n’a d’intérêt ici que celui de rebooter l’esprit pour tenter d’entrer une nouvelle fois dans le média : un arrangement de matières, une construction d’images et de mots, qui peut se définir spatialement de multiples façons et où singulier et pluriel se confondent et se recouvrent. Car c’est par la question de la nomination que l’on peut déjà entrer dans le média : médium, média, médias, avec ou sans accent ? Revenons-aux livres que nous n’avions pas réélemment viré de la table de recherche. L’Oxford English Dictionary définit pour la première fois medium en tant que dérivé du latin postclassique media. Le pluriel était utilisé plusieurs siècles avant le singulier qui fut préféré par l’utilisation moderne pour désigner les arrêts vocaux de type [β], [γ] et [δ] pour le grec ancien27.

Preuve de concept

Considérées comme des occlusives voisées, les lettres du média résonnent par l’interruption car produites en obstruant l’air du chenal vocal, articulation qui fait vibrer les cordes vocales. Désignant largement trois saveurs littérales de voisement (bilabiale, vélaire et dentale), le média est sur le fil, entre l’expression et la rétention, et il fait sens par ce qui suit, par ce qu’il introduit, par ce qui le met en performance. Astuce orthophonique, pause en bout de bouche et paradoxe d’un son par vibration d’un air pris entre deux états, il est cet arrêt vocal non aspiré permettant la bonne transmission et le respect de conventions rythmiques poétiques. De la voix à la veine, il n’y a qu’une acception.

État 1
État 2
État 3
État 4
État 5
État 6

La réalité organique du média que traduisait déjà son premier sens, celui d’une typologie pour ces lettres dont la production sonore est un agencement particulier des chairs bucales, se poursuit dans la deuxième entrée du terme proposée par l’Oxford English Dictionary et transcrit un agencement de matières plus organiques : « la couche moyenne de la paroi d’un vaisseau sanguin ou lymphatique » et la troisième acception emboite en ce sens : « une veine principale (…) dans le schéma de base de la nervation des ailes d’insectes ».

Partagé par ces premiers lieux du média s’impose un sens qui sera ensuite assimilé comme le sens commun dans le latin moderne : l’entre, le milieu, ce qui fait lien. Comme à la frontière, n’étant ni une vocale tenue (les lettres [π], [κ] et [τ] sont des occlusives sourdes soit produites sans la vibration de la corde vocale), n’étant ni l’intima ou l’adventitia (les autres parties du vaisseau sanguin), le média est cet espace liminaire qui va peu à peu développer une vraie identité, au-delà de la dynamique de l’identification par élimination ou par non-adéquation. Si se distinguent deux branches sémantiques (une vocale, une organique), l’exercice de création proposé ici joue à faire se rejoindre les deux : le défi n’est pas seulement poétique – en tant que contrainte littéraire ou mur de notre labyrinthe – mais également conceptuel. Le recouvrement des significations d’origine (que l’on rencontrent aujourd’hui rarement car devenues largement obsolètes) marque tout ce que peut incarner le principe de l’articulation du média : jonction entre sang ou son, sens ou signes, arrangement physique spécifique, marge où se joue une action que l’on appelera médiation.

Topographie du caligramme
État 7
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title: "L'entre-deux"
chapitre: 1
section: 2
sous-section: 1
sous-sous-section: 2
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L’entre-deux #

où on fait du média une figure avec laquelle interagir

Si l’on entre un peu plus dans l’entre, tout en demeurant encore distants des théories inévitables qui petit à petit se dessinent à l’horizon, la définition moderne du terme médium développe l’imaginaire autour de l’entre-deux décliné en une série de figure : incarnation d’un intermédiaire social et culturel, les poètes et devins sont les véhicules de messages hors de la portée des humains et ont ainsi comme mission de transmettre cet inaccessible. L’intermédiaire (celui qui est au centre de la médiation et qui est défini par celle-ci) ou le messager sont des tiers indispensables à toute communication en ce qu’ils portent d’un endroit à un autre et participent non seulement d’une interaction mais également d’une institution (Krämer, Medium, Messenger, Transmission, 2015). Système de transmission d’informations lointaines, la fonction du messager (des dieux ou du langage) a depuis la figure d’Orphée et la tradition platonicienne permit de définir l’éthos du poète comme un être inspiré à qui il revient, seul capable d’assumer cette mission le plaçant entre deux mondes, de transmettre et donc de traduire. Dans le long poème Les rayons et les ombres (1839), Victor Hugo développe la figue allégorique du poète et sa fonction (I) : dévoiler la vérité tout en refusant de la livrer sans ce voile qui la détermine, soit jouer l’authentique par l’artifice. Les marques du poète, distingués par des formules antithétiques (s’exiler dans la foule, le silence afin d’entendre, l’ombre afin de voir le jour) et des oxymores (luttes serviles, gazons des villes) et des images synesthésiques (« entendre la nuit »), relèvent d’un sens entre plusieurs réalités. « Semeur », le poète l’est dans la mesure où il incarne cette figure entre deux états du monde (le poème décline les bipolarités des espaces [villes, campagnes], des statuts politiques [roi, peuple], des statuts ontologiques [hommes, divin]). Placé cependant au dessus de la mêlée, déraciné d’une nature humaine à laquelle il n’a jamais totalement correspondu, le poète est une oreille tendue pour le divin : d’un point de vue sonore, le poème produit une série d’allitérations récurrentes avec la lettre [p] (« pieds des passants », « périlleux passages »). Entre deux, le poète est ainsi physiquement « Les pieds ici, les yeux ailleurs », entre passé et avenir pour transmettre au présent un enseignement. Autrement dit, le poète partage avec le média la caractéristique déterminante d’être autant défini par une fonction de transmission qu’indéfinissable car au fond inclassable dans les régimes humain de compréhension car moins que le mot « poète », c’est surtout « dieu » qui est le plus présent dans la création.

À partir d’une analyse comparée de composition lexicale entre le poème d’Hugo et les écritures de cette section,

Fonction du poëte
dieu - 12
âme - 8
poëte - 7
In Media Res
média - 24
sens - 9
poète - 8

le poème est détourné au profit de la recherche (comme cela a en réalité déjà été le cas par l’analyse de texte) en tranposant les lemmes principaux de l’un à l’autre (d’abord les trois premiers).

Et tous ceux qui, tisons sans flamme,

N’ont pas dans leur poitrine une sens,

Et n’ont pas dans leur sens un média !

Si nous n’avions que de tels hommes,

Juste média ! comme avec douleur

Le poète au siècle où nous sommes

Irait criant : Malheur ! malheur !

Module La Fonction du poète
Le détournement basique ici opéré à plusieurs degrés d’intrusion, au-delà d’une certaine irrévérence de la procédure, permet surtout de retourner un principe d’abstraction à un contexte : Hugo remanié et remédié en tant que traduit avec une lecture plus orientée et transposé dans un autre système de signification. Le nœud qui se fait ici est au final le même questionnement vis-à-vis de la réécriture d’un roman à partir des mots du Château de Kafka28 : est-ce toujours le roman de Kafka ? et si fait par la machine, le média littéraire n’est-il pas auteur de sa propre existence ? La posture de l’auteur, du poète n’est donc pas tant acteur d’une transmission, que lectrice pour rediriger le processus de médiation : comme Bon dans son éducation littéraire de l’outil GTP Chat pour l’amener à produire une texte littéraire à la Lovecraft (Bon, #numériques

Origine de cette dimension semi-humaine du poète, la figure du devin est déjà celui qui se fait le passeur de message pour l’humanité, celui qui va lire les signes du mondes pour en transmettre une vérité – lire les étoiles, la nuit, les entrailles etc. – il va autrement ouvrir par la lecture, la lecture de l’écran (Christin 1995), le principe d’écriture.

C’est en inventant la lecture pour comprendre les messages visuels venus des dieux que le devin nous a ouvert l’accès à l’écriture. Cette corréaltion de la divination et de l’écrit est évidente en Chine, où le sage est celui qui peut « lire dans l’univers ». (Christin 1995, p. 180)

Le passage à une fonction de transmission est, autant chez le poète, le devin que le médium (notamment dans les phénomènes d’incorporation et de matérialisation des « esprits »), synonyme d’une transfiguration : « pieds sur terre, yeux ailleurs, esprit au-delà ». Comme Bon face à la machine qui écrit automatiquement, il invente une lecture pour comprendre une écriture et les fabriquer29. Au fil des requêtes et adaptations de Bon (qui apprend en parallèle comment amener la machine à comprendre ses intentions), le texte se remodèle, changeant de temps et donc d’impact sur le moment de la lecture, de personnage et donc d’intonations avec nos émotions, et d’ambiance et donc d’intertextualités avec la culture littéraire. Démarche « inverse du travail narratif » (car ne relevant plus de l’intuition) et provenant fondamentalement d’une expérience de Bon, le travail de tatônnements, de remodelage, de remplacement compris, est au final proche du processus d’écriture. Les réponses archétypales de la machine se succèdent et en réponse une série d’instructions destinées à épurer une écriture de ses clichés (et donc des ces apprentissages). Éduquant ou plutôt corrompant la machine, la détournant de sa volonté et son entêtement à « nous aider », Bon dans la perspective de lui faire faire du style, lui propose la sentence flaubertienne « et leurs yeux se rencontrèrent » : pour contourner la réponse documentaire, il lui demande une analyse grammaticale et dans un mouvement infini inspiré du poète américin Dworkin, nourri son analyse par des extraits de sa propre et précédent réponse30. De cette boucle, émerge « une langue folle », un dialogue se retournant sur lui même, qui évoque moins l’examen d’une intelligence littéraire qu’une écriture collaborative. Semblable aux démarches de Goldsmith, la création n’est pas créative dans la mesure où elle ne cherche pas à la production d’une poétique mais mieux à comprendre comme elle pourrait s’écrire : « Qui écrit ? c’est elle ou c’est moi ? ou c’est la question ? » Tout écrit : le dispositif de médiation, dialogie entre une complexité technique (dont on saisi peu à peu le modèle par les récurrence de ses structures et archétypes) et un désir de connaissance humain, révèle une fonction auto-réflexive pour comprendre nos écritures, c’est-à-dire ce que nous avons en tête dans nos requêtes. Ce n’est pas tant le message qui est transmis que tout la machinerie du message et de sa transmission qui est incarnée.

Le chapelet est un medium, un véhicule ; c’est la prière mise à la portée de tous. (Baudelaire, Fusées, 1867, p. 635)

Dans la perspective baudelairienne, cette mécanique peut-être appréhendée : le média, fonction rare ou don d’un individu placé hors du domaine des hommes, a une fonction universelle qui le fait dépasser son objectivité en quelques sortes et qui, certainement, doit être à l’origine d’une tendance à l’abstraction. Ce n’est pas un livre que je lis, mais Victor Hugo. Or cette abstraction n’a de sens que si on lui rappelle une certaine physique : des contextes d’énonciation comme des harmonies lexicales. Le sens moderne, qui apparaît dans la deuxième moitié du XIX^e^ siècle et qui, pour Baudelaire, relève encore d’un part divine comme d’une institution religieuse (qui elle-aussi, étymologiquement, fait lien), se précise pour une valeur de transport : qu’il s’agisse de transport dans le temps (la mémoire cf Méchoulan) ou dans l’espace (support d’inscription), les média sont à comprendre comme des environnements sociaux et institutionnels (intégrant les médiums qui sont alors les appareils matériels et techniques) qui permettent des modes d’enregistrements, mémoriels, de l’information. C’est à partir de la culture de la communication de masse, associant volume à vitesse des développements, que le recouvrement du pluriel et du singulier se cristalise : les média sont un contexte d’émergence, des puissances d’apparitions et de présence des médiums.

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title: "L'entre de l'entre"
chapitre: 1
section: 2
sous-section: 1
sous-sous-section: 3
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L’entre de l’entre #

où on entre dans l’entre des théories sur l’entre

Dans la médiation comme dans l’expérience médiumnique, la transmission est affaire d’un équilibre entre transparence et opacité (Larrue 2020) : le médium, l’individu qui va incarner un accès à un hors-monde, est tel parce qu’il dissimule son fonctionnement. Entre élitisme et mystère, c’est là une figure qui semble permettre de lier le principe de médiation à des figures plus courantes de l’artifice : poète, magicien, devin. À la manière d’une performance d’illusionnisme, le médium est justement de métier celui qui va diriger notre attention vers ce qui dissimule plutôt que vers ce qui révèle, et c’est en cela que cette posture de démonstration est un entre-deux médiatique. La médiation du médium fonctionne justement si l’absence est bien représentée au présent (Larrue 2020, para 29) : si donc l’enjeu de la présence est au cœur de la définition du médium, la représentation des effets différents de présences (direct et indirect, évident ou difficile à percevoir) constitue la mécanique du média. « Narcose » ou impératif fonctionnel [Vitali-Rosati], toute la démonstration du médium est alors de dissimuler son fonctionnement et c’est par cette dissimulation que le médium est médium : il ne transmet pas seulement un accès, il est une mise en scène de cette capacité à transmettre.

Cette perspective du médium (transmission et représentation incarnée de la transmission) est ce que traduit notamment la typologie des médias proposée par Bolter et Grusin en 1999 : les types immediacy (transparence) et hypermediacy (authenticité). Les typologies à l’origine, les types hot et cool de McLuhan, s’inscrivait déjà dans une certaine dépréciation d’un type pour un autre : les médias de type hot sont ceux qui demande peu d’effort de participation de la part des usagers parce que formé sur l’amélioration d’un sens unique (high definition of a single sense) comme la radio, la lecture, la peinture, le cinéma; tandis que les médias de type cool sont ceux qui vont exiger une grande participation de la part des usagers parce que structurés sur des informations manquantes, une définition pauvre (low definition) comme le téléphone, la télévision, les dessins-animés, etc. Loin de considérer ces suites typologiques comme des bases d’un monument définitionnel, il faut voir cette proposition de McLuhan comme un exercice de style, une première démonstration d’une entreprise de compréhension du fonctionnement des médias, saisir la dynamique de médiation et notamment les effets d’utilisation qui sont à entendre en terme de diversité de nature et de structure. C’est ce qu’on peut-être perdu les typologies qui ont suivi la proposition initiale, cette saveur de l’expérimental et de l’exploratoire. En reprenant une dynamique binaire où, le plus souvent, un type est établi au détriment de l’autre, Bolter et Grusin, et Archibald à leur suite, ont proposé, comme dans un jeu de sur-enchère de termes-boîtes, des types médiatiques qui essayent fondamentalement toujours de comprendre la présence médiatique. L’immediacy désigne « un style de représentation visuelle dont le but est de faire oublier au spectateur la présence du médium et de lui faire croire qu’il est en présence des véritables objets de la représentation », pour reprendre une expression des auteurs : c’est une window through (p. 272). L’hypermediacy a contrario désigne « un style de représentation visant à rappeler au spectateur la présence d’un médium », c’est une window at (p. 272). Définis ainsi, on peut se demander si ces types sont du côté de l’intention ou de l’effet. Selon Archibald, les typologies de Bolter & Grusin participent d’une phénoménologie de la réception et c’est notamment en cela qu’elles ne me semblent pas pouvoir être assimilées aux termes d’opacité et de transparence qui ne souhaitent pas être posés du côté de la réception. Il apparaît également que dans la structure bicéphale de cette typologie, un terme est privélégié au détriment de l’autre. L’hypermediacy a été conçue à la suite de l’immediacy et, peut-être en partie pour cette raison, est un type moins développé, plus flou. À la suite de cette typologie des médias, comme un jeu de surenchère de termes-boîtes et les auteurs reconnaissent leur caractère relatif, Archibald proposera des types, qui posent des problématiques semblables : la fluidité « l’état d’un support sur lequel nous avons peu de prise et dont le contenu est perceptible en surface » qui correspond à l’immediacy, et la stabilité est « état d’un support solide et bien souvent statique » à l’hypermediacy.

Ces clefs de lecture définissent au final une même tendance, faire oublier sa présence et la rappeler avec persuasion : balancement qui ne doit pas permettre au fond de distinguer des types mais permettre de le placer en tension. Le média comme le médium sont une question d’agencement de la présence et de jeu sur les effets de présences produits qui se fondent sur des renversements sucessifs dépendemment d’où se pose notre attention. Faire oublier le médium, son mode opératoire, dans la médiation relève de la transparence tandis que laisser visible la présence du médium s’apparente à l’opacité. Dans l’authenticité comme dans l’opacité, le médium au fond ne fait que suivre sa feuille de route et les sensations de disparition de sa nature technique, ou de la dimension logique de sa démonstration, relèvent de la réussite de cette dimension. La logique essentialiste qui se dessine dans les contours des typologies médiatiques fonctionne en un sens comme une hantise du médium, condamné à un éternel entre-deux, lors qu’il est plutôt, et c’est certainement là tout la richesse de sa complexité, entre-eux. Si les typologies présentées permettent d’établir des degrés de perceptibilité ou d’évidence de la médiation [Larrue, excommunication 2020], cette phénoménologie de la réception nous intèresse ici en tant qu’elle est à considérer comme un jeu de dosage : la médiation opère lorsque transparence et opacité se rejoignent pour constituer un objet qui opère à l’œil nu mais sans révéler toutes ses techniques31.


#!/usr/bin/env python3

import argparse

#import the required library import cv2 import drawSvg as draw

#define a function to display the coordinates of #of the points clicked on the image

POINTS = []

def click_event(event, x, y, flags, params): if event == cv2.EVENT_LBUTTONDOWN: # print(f’({x},{y})’) POINTS.append((x, y)) # put coordinates as text on the image cv2.putText( img, f"({x},{y})", (x, y), cv2.FONT_HERSHEY_SIMPLEX, 1, (0, 0, 255), 2 )

    # draw point on the image
    cv2.circle(img, (x, y), 3, (0, 255, 255), -1)

if name == “main”:

parser = argparse.ArgumentParser(
    prog="caligram_express",
    description="Make a caligram given a text and an image.",
)
parser.add_argument(
    "IMAGE",
    type=argparse.FileType("r"),
    help="Path of the image that you want to use.",
)
parser.add_argument(
    "TEXT",
    type=argparse.FileType("r"),
    help="Path of the text file you want to use",
)
parser.add_argument(
    "-o",
    "--output",
    type=str,
    default="example",
    help="Save output x in 'x.svg' and 'x.png'",
)
args = parser.parse_args()

text = args.TEXT.read()

# read the input image
img = cv2.imread(args.IMAGE.name)
height = img.shape[0]
width = img.shape[1]

# create a window
cv2.namedWindow("Point Coordinates")

# bind the callback function to window
cv2.setMouseCallback("Point Coordinates", click_event)

# display the image
while True:
    cv2.imshow("Point Coordinates", img)
    k = cv2.waitKey(1) & 0xFF
    if k == 27:  # echap
        break
cv2.destroyAllWindows()

d = draw.Drawing(width, height, origin=(0, 0), displayInline=False)
p = draw.Path()
POINTS = [(x, height - y) for x, y in POINTS]
p.M(*POINTS.pop(0))
for point in POINTS:
    p.L(*point)

d.append(draw.Text(text, 30, path=p, text_anchor="start", valign="middle"))

# d.append(p)
d.saveSvg(f"{args.output}.svg")
d.savePng(f"{args.output}.png")

Module Nervure : coulisses
Cette exposition du code de Nervure est sujette à des modifications importantes au vue des développements en cours : en l’état le caligramme rejoint le principe du nuage de mots, déjà abordé précédemment pour sa qualité visuelle. Or le but ici n’est pas d’extraire des lemmes d’un texte mais d’extraire le texte dans l’image.

La dynamique métonymique, l’imaginaire divin, la question de la subjectivité des typologies amènent à la même questin de s’est posée la pensée intermédiale (Larrue 2020) : est-ce que le média existe ? Ne sommes-nous pas face à une projection théorique, à une représentation superposant les imagiaires, ou face à une limite de notre esprit qui refuserait la séparation radicale, poète du lien pour faire sens/donner une âme ?

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title: "Le réel du média"
chapitre: 1
section: 2
sous-section: 2
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Le réel du média #

où on se posera ici la question de savoir de quoi le média est la médiation

Visualisez un écran face à vous. Sa surface comme une toile de maître vous permet de projeter les idées que vous souhaitez en utilisant la langue qui vous convient. Certains disent qu’il ne faut pas fixer l’écran trop longtemps au risque de succomber à une narcose et qu’il faut regarder au travers de l’écran pour demeurer éveillés. Certains disent que nous ne voyons en réalité pas l’écran en tant que tel mais les idées que nous y projetons. Certains disent qu’il faut en réalité observer où l’écran se trouve, l’hors-écran, pour comprendre ce que nous y voyons.

Ce qui peut émaner des différentes approches du média est une question de positionnement quasi spatial vis-à-vis de ce dernier, où l’observation (et le contexte d’obervation) détermine l’épaisseur du média. Le paragraphe en introduction de cette partie, reprise de l’introduction de Smith et poursuite du mythe de la caverne, est une façon d’illustrer les multiples angles d’approches du média. Le passage progressif qui s’est opéré dans le milieu des années 2000 est une reconfiguration de la réalité du média : de l’intermédialité médiatique (média) à l’intermédialité postmédiatique (la médiation) jusqu’à l’intermédialité excommunicationnelle (l’irrémédiable). C’est au fond le même parcours que nous allons opérer ici en créant également un dialogue avec le courant des Medias Studies.

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title: "Média et Universaux"
chapitre: 1
section: 2
sous-section: 2
sous-sous-section: 1
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Média et Universaux #

où on lie la question de ce qu’est le média, essence, concept, contexte au débat des universaux.

A medium is a medium is a medium. As the sentence says, there is no difference between occult and technological media. Their truth is fatality, their field is the unconcious. And because the unconscious never finds an illusory belief, the unconscious can only be stored. [@kittler_discours_1990, p. 229]

Un média est un média est un média. Comme la formule le dit, il n’y a aucune différence entre les médias occultes et technologiques. Leurs vérités relèvent de la fatalité, leur domaine de l’inconscient. Et parce que l’inconscient ne rencontre jamais une pensée illusoire, l’inconscient ne peut qu’être stocké.

Paraphrase de la formule de Stein, « Rose is a rose is a rose is a rose » (Sacred Emily, 1913)32, c’est à la fois la nature multiple du média et son caractère intransmissible que la formule de Kittler,l’un des premiers « archéologue[s] des médias » (Mode protégé, postface de Jussi Parikka), énonce. Si les premières lecture de Stein ont lu un état de fait des choses (une fatalité quelque peu empirique où « les choses sont ce qu’elles sont »), c’est surtout la loi de l’identité qui est discutée ici. Malgré sa tonnalité assertive, « Rose is a rose is a rose is a rose » se structure comme un labyrinthe sémantique entre redondances et impasses du discours. Le constat quelque peu nostalgique que fait Stein est celui de dire que la rose n’est désormais plus seulement la rose réelle, mais porte avec elle tout l’imaginaire (et particulièrement les archétypes issus de la littérature romantique) (Discours à l’Université d’Oxford).

La question de la chose, d’un héritage et du nom n’est pas nouvelle et le choix de la figure de la rose par Stein n’est pas anodin tant il s’inscrit dans une temporalité longue : il se réfère à la querelle des universaux. Dans cette querelle (que l’on peut dater pour le monde occidental de Platon et Aristote et merner jusqu’à la réflexion de David M. Amstrong), la rose, cultivée par Abélard33, a servi de concept pour cristaliser tout l’enjeu d’une approche logique. Le concept succède t-il à la chose (post rem) ? Et dans cette vision nominaliste, les universaux sont donc des mots, au sens de souffles de voix (voces). Le concept précède t-il la chose (ante rem) ? Et dans cette vision réaliste, les universaux sont des choses du réel (res). Ou, et c’est la position défendue par Abélard, le concept réside t-il dans la chose (in re) ? Dans cette position médiane, les universaux sont des concepts (intellectus conceptus) qui demeurent des constructions mentales établies par rapport à la réalité. La rose employée par Abélard illustre cette position et sa philosophie est ce que Stein reprend : le nom « rose » perdure sans le réel des roses, et la rose « by any other name would smell as sweet » (Shakespeare).

La reprise par Kittler de ce qui peut paraître comme une tautologie, apposée au medium, fait du concept une construction mentale, un terme choisi pour désigner une réalité, qui désormais peut se départir de la réalité auquel il rapporte. En liant le destin du média à celui de la rose, Kittler pose justement la question de la définition et libelle la problèmation de l’impossible correspondance. Aujourd’hui chargé de bien d’archétypes (comme ayant subi une période romantique), le média demeure, et c’est ce que rappelle Kittler comme McLuhan avant lui, une réalité multiple : il n’existe pas par essence. La reproche qui a pu être fait à McLuhan de ne pas définir le média, d’en faire tantôt le canal, le code et la forme du message, rencontre ici un argument en faveur du chercheur canadien : le média est l’ensemble de ces éléments (il sera question plus loin de conjonctures) et surtout les dynamiques qui les co-construisent (il sera question plus loin de stigmergie). Aussi irritant que cela puisse être de l’admettre, parce que l’on admettra encore de trop, le flou définitionnel dans la pensée McLuhan était en réalité une solution (que j’aurai aimé embrasser ici). Il avait peut-être raison sans le vouloir de ne pas limiter le média (ou en le laissant dans une polymorphie fascinante) : sa définition ne sert de fait pas à grand chose si elle n’est pas fondée d’abord sur une étude des impacts culturels de l’object. La question de l’essence n’est pas ce qui libèrera des épines de la rose, ce que transmet aussi ironiquement le sous-titre de son livre lorsqu’il s’agit de lutter contre une narcose narcissique : le média est-il vraiment une extension de l’homme (genre) ? ou est-il une construction théorique et nominale aux relents de la genèse par laquelle on reproduit une question de pouvoir masculin sur le monde ? Tout l’intérêt des études qui vont vouloir batailler avec les tensions et multiples têtes de la chimère qu’est le média est celle de montrer que les typologies un peu artificielles de ces ogives n’empêcheront pas leurs morsures, et du même coup notre dévoration. La libération de la narcose ou même de la folie d’une projection de soi sur les objets médiatique réside dans la compréhension de l’hydre, comprendre comment ses têtes repoussent sans cesse. Soit moins comprendre l’hydre comme essence (ce à quoi les typologies participent) que comme phénomène. Les héritiers de ses travaux, les suites des Media Studies (l’héritage de McLuhan pour le courant anglophone, l’héritage de Kittler – se référant à McLuhan – pour le courant allemand) semblent ne pas avoir saisi peut-être toute l’ironie de sa démarche et ont perpétré une essentialisation du média sous bien des formes.

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title: "La ronde de l'intermédialité"
chapitre: 1
section: 2
sous-section: 2
sous-sous-section: 2
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La ronde de l’intermédialité #

où l’intermédialité nous raconte son histoire et comment elle est elle-même tombée dans l’entre

Née dans l’efferverscence des développements des technologies et des applications numériques, la pensée intermédiale est une pensée de la médiation. Elle s’est d’abord centrée sur les médias, leur genèse, leurs interactions, leur action sur les milieux d’où ils émergent et qu’ils transforment.

La question de la réalité du média arrive au final à un moment de rupture dans les pensées des médias mais émerge également comme une revendication en réaction à une essentialisation du média. Nous quittons ici les figures pour rejoindre la question des figurations : « la période médiatique, dominée par cette idée de médias relativement stables et isolables, et la période postmédiatique issue de la crise du média. » (Larrue 2020). En partant du principe que si substance il y a, c’est parqu’elle est prise dans un réseau de relations (un schéma intermédial), les théories de l’intermédialité ont pensé l’« l’entre » en le liant dans un premier temps à l’« autour » pour se focaliser dans un deuxième temps sur la médiation, comme état au-delà d’un contexte [@larrue_media_2015]. D’abord concept, l’intermédialité suis la même parallèle des Media Studies en se référant aux études littéraires (Rajewski) et aux objets visuels pour penser la question. La médiation peut se concevoir comme un renvoi à une réalité, donc relevant du domaine de la mimèsis, mais cette considération trahit une certaine vampirisation de l’intermédialité par la pensée classique et occidentale des arts (où un art est toujours reproducteur de la réalité) que remettent justement en question les médiations non-mimétiques et celles ne renvoyant à rien d’autre qu’à elles-mêmes.

Du média à la médiation, ou de la figure à son action, est une transition au principe de l’intermédialité qui fait écho à la dynamique interrelationnelle de McLuhan : si le sociologue canadien plaçait ce principe de relation au sein du monde médiatique (le contenu d’un média est toujours un autre média), l’intermédialité se distingue en semblant ouvrir ce paradigme à un ensemble de réalité culturelle (mais qui sont peut-être au fond toutes médiatiques).

les médias ne font pas qu’interagir continuellement les uns avec les autres, ils sont eux-mêmes le produit de ces interactions. (Larrue 2020)

Cette conception du média, qui déjà rompt avec un principe essentialiste, se retrouve dans Manovich :

Les objets néomédiatiques sont rarement créés ex nihilo ; ce sont généralement des assemblages de parties toutes faites. Autrement dit, dans la culture informatique, la création authentique a été remplacée par la sélection dans un menu. Au cours du processus de réalisation d’un nouvel objet, les concepteurs sélectionnent dans un fonds des modèles et des textures 3D, des sons et des comportements, des images d’arrière-plan et des boutons, des filtres et des transitions »" (Manovich, p. 248).

À l’origine de la théorie intermédiale, c’est peut-être un besoin de sociabilité dans la pensée du média, un besoin d’incorporation aussi : un média, par ce que produit d’interactions, est un substrat de sociabilité humaine (Gitelman parle de « structures de communication qui se réalisent socialement » incluant à la fois la question technologique de leur conception, la question des pratiques et utilisations culturelles et celle des contextes de présence [imaginaires ou concrètes]) [Always Already New Media, p. 7]. Cette proxmité entre sciences de la communication et intermédialité trouve cependant une limite dans la question de l’appartenance disciplinaire : la théorie intermédiale, et c’est aussi ce qui permet de distinguer ce courant des Media Studies, se forment à partir d’expertises philosophiques des médias, littéraires, artistes.

Articulation à la racine, le système du média présuppose en soit une distance qu’il vient habiter entre deux objets. Plutôt que de penser la substance de ce système, la théorie intermédiale – formé par les philosophes des médias (Ole Hansen-Love en 1983) avant que les spécialistes des études médiatiques ne s’en emparent au milieu des années 1980 – cherchera à tablir une épistémologie et une ontologie de l’inter, soit des relations.

À cette époque [les années 1980], les théories et les histoires des médias avaient tendance à isoler les médias les uns des autres et l’idée banale qu’aucun média ne pouvait être considéré comme une « monade » nous a amenés, quelques chercheurs et moi-même, à nous pencher sur les processus complexes et entrelacés qui étaient à l’œuvre dans les interactions ou lors des rencontres entre les médias. La notion d’intermédialité était basée sur la conviction qu’il n’y a pas de média pur et que, d’une part, tout média intègre des structures, des processus, des principes, des concepts, des questionnements issus d’autres médias apparus au cours de l’histoire des médias en Occident, et, d’autre part, tout média joue avec ces éléments. (Muller, Intermedialität, Formen moderner kultureller Kommunikation)

Popularisé par Müller, le terme intermédialité va donc souhaiter opérer une décentrement, autrement dit, le média est peut-être bien un labyrinthe mais n’est pas une monade (Larrue 2020). Le média n’est pas non plus une nouvelle Eve qu’il s’agirait de renommer pour posséder.

[nous] devons reconnaître que ce ne sont pas les médias individuels qui sont premiers et qui se déplacent ensuite intermédialement de l’un vers l’autre, mais que c’est l’intermédialité qui est première et les « monomédias » clairement séparés sont le résultat de blocages, incisions et mécanismes d’exclusion institutionnels et réfléchis. (Jens Schroter « Four models of Intermediality », p. 30, notre traduction.)

Le problème posé par ce programme scientifique est étymologique, un problème incestueux du sang puisque, comme le souligne Méchoulan [D’ou nous viennent nos idées VLB, 2010, p. 37], nous demeurons, même dans la prise en compte de la relation, dans l’inter et ajoutons encore à cet tour un pierre : intertextualité, interdiscursivité, intersubjectivité.

Formé du préfixe « inter » et du radical « média », qui signifient tous deux « entre », […] [l’]intermédialité s’intéresse à ce qui trouve entre ce qui est entre. [italique dans le texte] Hors du cercle des intermédialistes, on a rapidement conclu que ce n’était pas grand-chose. (Larrue 2020)

Tautologie et redondance, l’intermédialité se fragmente pour essayer d’éviter une généralisation essentialisante mais propose un changement épistémique majeur34 : là où le mode de pensée traditionnel plaçait l’entre entre deux et dépendait des limites de ces bords, l’intermédialité doute des bornes pour les révéler comme des entres. Des entres à l’infini, emboîtés dans des poupées russes sans fin (dans la mesure où la poupée russe est elle-même un entre emboîté dans des poupées russes, etc.) L’entre n’est donc pas une transition, c’est l’unique lieu. En plus de l’entre-prise de l’intermédialité, cette théorie va également rendre toute étude encore plus épineuse en refusant la fixité de l’entre : si distingués pour des besoins rationnels et dû à la limite de nos esprits, les entres sont les passagers d’un manège : fluides et non figés, ils sont dès lors « difficilement saisissables dans leur nature et dans leur conjoncture ! » [Larrue 2020] La sentence tombe alors tandis que le manège continue de tourner : « Plus rien n’est fixe ni sûr » [Larrue 2020].

La notion de remédiation proposée par Bolter & Grusin cristalise cette idée d’un mouvement médiatique : à la suite de McLuhan où un média contenait toujours un autre média, Bolter & Grusin proposent un mouvement médiatique qui ne serait pas soumis à une linéarité temporelle. Un média contient structurellement des caractéristiques de médias passés et de médias futurs : « un média est ce qui remédie ». Leur essai Remediation: Understanding New Media paraît en 1999, soit une quinzaine d’années après l’émergence de la réflexion intermédiale. Ils en proposent une première modélisation forte. On notera cependant ce paradoxe significatif, qui vaut aussi pour Lisa Gitelman : tout en apportant une contribution majeure à l’évolution de la pensée intermédiale, ils n’utilisent pas, eux non plus, le terme intermédial (tout porte à penser qu’ils l’ignorent également12[Cela témoigne du fait que la pensée intermédiale a bien éclos dans différentes zones du monde simultanément et isolément. La fondation de l’International Society for Intermedial Studies (ISIS), qui a pour objectif de fédérer les chercheurs du domaine, ne survient qu’en 2014. Mais des traditions sont déjà établies et on voit mal aujourd’hui les tenants des études des « nouveaux médias » (comme le groupe du MIT que dirigeait Henry Jenkins), de l’archéologie des médias ou de la multimodalité abandonner leur affiliation disciplinaire. À bien des égards, cela vaut aussi pour les théoriciens du néomatérialisme. D’où, peut-être, l’utilité d’un titre plus rassembleur, par exemple celui de « pensée de la médiation » pour réunir tous ces courants et les tournants qui les traversent : agentiel, énonciatif, non-humain, etc.]). Il n’empêche, cet essai est un ouvrage charnière qui dresse un bilan des avancées de l’intermédialité entre la fin du xxe siècle et le début du xxie, tout en ouvrant sur des perspectives qui se trouvent au centre de la pensée intermédiale actuelle. Il illustre aussi les faiblesses et les contradictions d’un cycle de réflexion dont il annonce la fin : l’intermédialité de la période médiatique. [Larrue 2020]

[t]out média s’approprie les techniques, les formes et la signification sociale d’autres médias et tente de rivaliser avec eux ou de les refaçonner au nom du réel. Dans notre culture, un média ne peut jamais opérer isolément parce qu’il doit entrer en relation, de respect ou de rivalité, avec d’autres médias. [Bolter Grusin p. 65]

La limite de la remédiation est en réalité la même que les pensées des médias précédentes, à vouloir définir le média par une notion inédite (et souvent un terme nouveau), ils l’essentialisent à une abstraction : ainsi « a medium is that which remediates ». Si cette définition et contribution permet de déplacer la sémantique du terme au départ relevant du domaine médical ou environnement35 à un principe technique, de communication, transmission ou représentation [Despoix, spielman Remédiation 2005]. Tout comme l’intermédialité, la pensée de la remédiation semble appeler une classification et apparaît comme phénomène synchrone mais distant de pensées. Comme l’intermédialité, la remédiation par le biais des arts dont la littérature permet d’ouvrir l’analyse ou l’art de l’enquête à des formes esthétiques inédites (Despoix).

La remédiation dans la lignée de la pensée de McLuhan lutte contre la monade isolée, et tout en l’essentialisant, Bolter et Grusin renverse la donnée temporelle pour proposer une généalogie qui inclue une réciprocité de relation médiale. Il y a également là la destruction d’un mythe de l’origine : il n’y a pas de première remédiation, comme il n’y a pas de première écriture mais une culture de la remédiation qui émerge progressivement par des phénomènes ou confonctures diverses. Come le dit également L. Gitelman, si le média est mort, il est aussi « toujours déjà nouveau » (titre essai Always Already New). L’existence du média est donc régi par un impératif de la médiation, selon une constante logique transformationnelle, et toujours rode la question du marbre : on exclut peu à peu la stabilité du média, on en floute les contours. L’intérêt du média dans la remédiation passe aux principes de processus de production plutôt que d’essence : toujours établi comme le lien entre source et représentation, le média demeure « au nom du réel » (p. 65) dans une logique communicationnelle.

En tant que dynamique d’interrelation, le média porte ainsi des strates plus anciennes de média passés ou en cours d’actualisation, mais ce lien présent-passé qui peut être réciproque (des appareils photo qui remodèlent le son du déclencheur [Monjour,*Mythologies postphotographiques ]) se double d’un lien vers le futur : les médias portent en germe des médias à venir [Larrue 2020] et la littérature qui s’intéresse aussi à la force de ses supports porte donc en elle parfois des germes de prochains épisodes médiatiques comme de ses prochaines supports d’inscription. En plus de proposer une méthologie pour comprendre l’histoire des médias, la pensée de la remédiation crystalise la capacité d’interrelation des médias, « c’est-à-dire leur capacité à se réinventer réciproquement » (Invention littéraire des médias), ce qui mène aux hybridations des médias contemporains. Les résidus médiatiques [Charles Acland (dir.), Residual Media], ce qui émergent de la transposition sont des indices qui portent des clefs de compréhension et d’analyse sur la réalité des objets.

Il n’est pas certain que le décentrement du média et de son immutabilité ait fait complète révolution, les chercheurs qui s’intéressent à ce domaine ont encore des tendances réflexes à essentialiser l’objet d’étude, soit par praticité (il faut bien nommer la chose) soit par convention (ce qu’il reste d’un ancrage à une approche). Ce qui avait nourri une théorie intermédiale, la préférence de la relation à l’essence, la réaction aux médias comme entités discrètes – au sens d’identifiables, isolables, stables et autonomes – se tord semble-t-il en chemin, et l’intermédialité retombe dans le vertige de l’essentialisation. Ce que va rompre un dernier temps (peut-être pas ultime) de l’intermédialité : le temps de l’excommunication.

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title: "Sortie de route"
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Sortie de route #

où on s’accidente dans la fin du média qui est aussi la fin de la médiation

[N]o medium but mediation. (Galloway)

Le principe de médiation radicale développé par Galloway dans The Interface Effect rompt avec plusieurs certitudes de l’intermédialité qui avait déjà déboulonné bien des acquis rassurant de la pensée des médias. Les masques tombent en quelque sortes et est révélé le narcissisme créatif d’une tradition théorique : « […] l’intermédialité ne naissait pas des médias mais qu’elle produisait les médias ». La théorie de l’intermédialité créait en réalité ses propes conditions d’existence, même si elle les concentrait (par humilité ou snobisme) à un petit réel qui paradoxalement avait vocation à un universel (l’entre de l’entre, il n’y a que des entres).

Au-delà de la mort du média, c’est aussi tout le modèle communicationnel ou médiatique qui est remis en cause : un média ne comprend pas totalement un autre média et il serait donc faut de dire que la télévision est une assemblage de l’image animée ou cinéma et de la radio. Appelant à évacuer la notion de remédiation, qui ne serait au fond qu’un type d’interaction parmi d’autres et qui ne pourrait satisfaire en tant que modèle général, il présente une série de pratique non-remédiantes, de médiations qui échappent aux structures de médiation. En parallèle de la publication d’un article de Grusin (avec quelques mois d’avance) – où se dernier sauvait la médiation de la prison représentationnelle que Bolter et lui avait aidé à construire pour revenir à des origines communicationnelles où la circulation d’une information se fait entre instance émettrice et réceptrice –, les chercheurs Thacker et Wark développaient une approche plus radicale, plus insolente : dans un essai percutant intitulé Excommunication. Three Inquiries in Media and Mediation, ils proposent une réponse à la question de l’existence du média.

Est-ce que tout ce qui existe, existe pour être présenté et représenté, pour être médié et remédié, pour être communiqué et traduit ? (p. 10,)

Renversant la formulation de la question, Thacker et Wark vont, en une série d’exemples, détruire le média et toute la construction du corps médiatique qui avait eu lieu en amont. Comment fait-on alors pour savoir que ça existe ? que ça est transmis ? Plus de cadre à la médiation, que ce soit représentationnel ou communicationnel, la médiation est hors, ex, la communication : « la communication est une modalité de la médiation, elle n’en est ni le principe ni la matrice » (Larrue 2020). Toute la pensée de l’excommunication parfait peut-être le projet de libération de la narcose narcissique en proposant justement une porte de sortie de la communication strictement humaine, d’aller vers le non-humain. À distinguer de l’échec de réception, ou de l’interruption, l’excommunication ne signe pas l’échec d’une médiation mais sa victoire sur un impératif communicationnel qui se double d’un mouvement où toute communication est justement impossible. Il ne s’agit plus de rendre accessible, de faire lien, de faire l’entre, soit d’ajouter deux bornes qui n’en sont pas, mais de « « révéler plutôt l’inaccessibilité en elle-même et d’elle-même – [de rendre] accessible l’inaccessibilité – dans son inaccessibilité » (Galloway, Thacker, Wark, p. 96, notre traduction). Cette déconstruction, loin de rentre inanimée une discipline, la fait s’enrichir de problématiques jusque là écartées et qui viennent nourrir encore un objet d’étude désormais souple, vivant, organique.

De renversement en ruptures, la pensée des médias, si on lit ensemble l’évolution des théories intermédiales et le développement des Media Studies, parvient à une remise en question de son propre objet d’étude. Pour le devenir de la pensée intermédiale, Larrue parle notamment de « recentrement » [2020], mais en référence à ce qui a été exposé plus haut, et pour conserver l’inquiétante étrangeté d’une posture qui nous permet d’éviter la certitude orgueuilleuse, j’emploierai le terme de décentrement.

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title: "Le média est mort, vive le média"
chapitre: 1
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sous-section: 3
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Le media est mort, vive le media #

où on décentre la question de savoir si le média existe ou non pour comprendre comment il agit

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title: "Images de la médiation"
chapitre: 1
section: 2
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Images de la médiation #

où on passe en revue les images du principe de médiation pour s’imprégner comme un pinceau de leurs imaginaires

Pour lutter contre l’attraction d’une essentialisation, immobilité ou abstraction (qui sont en tant que telles des simplifications), le pluriel semble constituer un premier remède : si Smith parle de technologies, Larrue et Vitali-Rosati proposent l’expression de « conjonctures médiatrices » comme une « pluralité irréductible de forces en jeu » (Vitali-rosati 2021, Le fait numérique). À la pluralité s’ajoute la métaphore, ce qui correspond à la route pour Smith :

Picture “Technology” as a road down which we are travelling, at night. On either side, the lights of some vast metropolis show up as blurs, flashes and streaks. Some argue we are accelerating too fast down this road, and that we may have lost control of our vehicles [Stiegler 2015]. Some argue we should accelerate faster, beyond outmoded humanist values holding us back, or to break the economic systems underpinning technology [transhumanism Bostrom 2005]. Some argue we should slow down or turn in the opposite direction [Taylor 2014]. Some argue that this road is in fact a side-track, and that our attention should turn elsewhere [Badiou 1999]. Some argue that becoming “locked-in” to technologies has left us with a sense that we can only hang on for the ride [Morozov 2013 technological solutionism]. Some argue that we should look to the sky, for God to save us [Henry 2003]. (p. 1)

devient le banc de poissons pour Vitali-Rosati :

Un banc de poissons se déplace dans l’eau, composant une forme sphérique. Cette circonstance, à première vue anodine, pose une série de problèmes si l’on essaie de l’analyser. En premier lieu, on peut s’interroger sur le sujet de l’action exprimée par cette phrase : « un banc ». C’est, du moins grammaticalement, le banc qui se déplace. En revanche, ne serait-il pas plus pertinent de dire que sont les poissons qui se déplacent ? Ou encore : chaque poisson ? Qui détermine l’apparition de la forme sphérique ? Le banc ? Mais peut-il avoir une volonté ou être réellement le sujet d’une action ? Un poisson ? L’ensemble des poissons ? Lors d’une analyse plus attentive, on constate qu’il y a un nombre bien plus important de forces impliquées dans cette situation pourtant simple et banale : l’eau, notamment ; la présence d’un courant ; l’apparition d’un prédateur, les conditions de santé et la faim de ce prédateur ; l’heure de la journée ; la présence dans les eaux limitrophes d’autres bancs de poissons et d’autres prédateurs ; la période de l’année ; la présence de nourriture pour les poissons faisant partie du banc ; l’activité du prédateur dans les jours précédents – a-t‑il mangé à sa faim, par exemple ? – ; la présence d’un goéland, la force et la direction du vent… [vitali_fait_2021]

Je sais nager. Ça ne veut pas dire forcément que j’ai une connaissance mathématique ou physique, scientifique du mouvement de la vague, ça veut dire que j’ai un savoir-faire, un savoir-faire étonnant c’est-à-dire que j’ai une espèce de sens du rythme, la rythmicité. Qu’est-ce que cela veut dire le rythme ? Ça veut dire que mes rapports caractéristiques, je sais les composer directement avec les rapports de la vague, les rapports qui composent la vague, les rapports qui composent mon corps, je plonge au bon moment, je ressors au bon moment, j’évite la vague qui approche ou au contraire je m’en sers. C’est un art de la composition des rapports.

(Deleuze, Cours sur spinoza) explique ce que c’est que d’apprendre à nager

Cette perspective rejoint la métaphore de Deleuze réinterprété par Ingold (La Manufacture des idées) : la vague n’est pas un objet, c’est un mouvement et lorsque je nage en elle, je suis également un mouvement, un ensemble de mouvements et même de rapports dans le mouvement. Dans cette configuration, le rythme de la natation ou même ma capacité à nager ne sont mouvements ou objets mais modes de relation.

Ce qui transparaît dans ces images au-delà de leurs aspects poétiques, c’est l’importance de la pluralité de points de vue et de conceptions à partir de la multiplicité des aspects des dit-objets. Les schémas de pensée proposé (route, banc, écran) sont des architectures de l’espace en tant qu’elles se structurent comme des organisations où un mouvement est non seulement possible mais déterminant pour la compréhension de l’architecture de l’être. Comme la sentence de Kittler, le rappel de la pluralité est la première bataille de ces approches : les technologies, les conjonctures médiatrices (terme qui est « toujours au pluriel » [vitali_fait_2021]).

La question en creux qui donne la dérive de l’abstraction comme celle de l’essentialisation des objets de pensée est un problème de concept, à l’instar du débat des universaux36. Par raccourci, par nécessité de langage, on pose un objet, « le banc », « la rose », « le média », « la technologie », et, outre le problème d’en faire un absolu qui aurait une unique/universelle forme, on l’érige quelque part dans un marbre d’immobilité, pour le saisir pleinement. Or il s’agit d’un processus toujours en cours. Le média est toujours en train de médier sur nous par ses conjonctures. Il est le média qui est le média qui est le média, c’est-à-dire qu’il renouvelle ses caractéristiques constamment, comme la rose qui apparaît au réel constamment. En ce sens, la pluralité et le mouvement sont ces socles qui permettent de « nommer l’ensemble des forces dynamiques – toujours multiples et impossibles à délimiter et à réduire en unité – qui déclenchent le mouvement du réel pour ensuite voir comment ces forces permettent l’émergence de quelque chose que le langage essaiera de nommer, par exemple, « un banc de poissons ». » [vitali_fait_2021].

En tant qu’intellectus conceptus, le médias est aussi une multiplicité d’approches qui se traduisent comme autant d’images que de positionnements physiques. L’image présentée au début de cette section est encore le meilleur moyen d’expliquer dans quel endroit de la pièce se trouve cette thèse : passer au travers de l’écran pour nous fondre dans la médiation. Le point commun de ces imagineries est la nature non-humaine de l’analogie. Les métaphores filent l’excommunication pour proposer, chacun avec leurs travers littéraires, une conception de la médiation comme plurielle mais non dispersée. Une unité universelle qui n’a pas d’essence.

La notion de conjonctures médiatrices – comme « les éléments qui permettent, que, à un moment et dans un espace données, se produise un phénomène de médiation » (Larrue 2020) – semblent à ce propos émaner des deux courants de pensée (Media Studies et études intermédiales) pour régler une problématique qui semble alors commune aux deux [Larrue et Vitali]. Décentrement de l’humain vis-à-vis du concept qui lui permettait de fonder toute une approche du monde, le média n’est pas tant une extension du corps de l’homme ou de ses sens, qu’une projection théorique de sa pensée. Les réalités du média suivent une logique qui dépasse l’homme et fondamentalement sa mémoire du monde (dont l’histoire de l’écriture [Kittler 1993, Geschichte der Kommunikationsmedien).

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title: "Matière médiale"
chapitre: 1
section: 2
sous-section: 3
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Matière médiale #

où on va désormais gratter le média pour en sortir les agentivités

La réflexion sur le média rejoint les préoccupations de ce qui peut être étiqueté de nouveau matérialisme37. Dans son ouvrage Vibrant Matter, Jane Bennett propose de déplacer l’attention de l’expérience humaine des choses aux choses en tant que telles pour souligne la participation actives de forces non-humains dans les évènements du monde [-@bennett_vibrant_2010]. Ce que l’on pourrait résumer par vitale, vibrante désigne chez Benett « the capacity of things – edibles, commodities, storms, metals – not only to impede or block the will and designs of humans, but also to act as quasi-agents or forces with trajectories, propensities, or tendencies of their own » [-@bennett_vibrant_2010, p. viiii]. Bennett inscrit cette réflexion sur la matière vivante et la force vitale inhérente dans une histoire longue de la philosophie occidentale (citant notamment Kant, Bergson, Hans Driech, mais aussi Spinoza, Nietzsche, Thoreau, Darwin, Adorno et Deleuze).

Si cette thèse concerne davantage la théorie politique (notamment les analyses politiques des évènements publics)38, elle a le mérite de se développer autour de la notion de matérialité vitale, force qui traverserait les corps qu’ils soient humains ou non (et qui donc dans l’approche de Bennett ont des implications politiques concrètes). Le concept de matérialité vitale nous intéresse ici dans la mesure où, étiqueté de nouveau matérialisme (terme qui comprend en soi une grande diversité d’approches [@gamble_what_2019]), il constitue une prise en compte de la matière en essayant d’éviter son essentialisation, ce qui se traduit par le fait de considérer que cette matière existe en réseau [de discours - Kittler] ou en relation avec son environnement. Les choses non-humaines n’existent qu’en interaction avec d’autres choses (dont humaines). Les conjonctures médiatrices rejoignent cette première binarité en ce qu’elles incluent le non-humain tout en conservant un sens fort avec ce qui pourrait relever plus précisemment de la sociologie des médias [**] (dès le début de la pensée intermédiale, et dès aussi le début des Media Studies, la question humaine et la notion de l’individu (usager ou producteur) occupaient une place centrale). Comme la théorie des Media Studies qui défend la participation active du média dans le monde et décentre la perspective traditionnelle d’analyse du contenu vers le contenant, le matérialisme vital/actif se pose en tension avec plusieurs traditions philosophiques établies, de Hegel à Habermas, qui considèrent les choses matérielles comme des éléments passifs, inertes, soumis à l’action humaine (laissant une suprématie au sujet humain et à son expérience de la nature). Les choses ne sont ainsi pas des objets au sens sémiotique, c’est-à-dire que leur valeur et force d’action ne sont pas exclusivement déterminées par le sujet pensant. Le Matter matters de Barad [@barad_meeting_2007] résonne également en ce sens : identifiant des actions de la matière, des agencements39. Ce que l’on pourrait nommer par matière est un ensemble de force d’actions40, son opérabilité41 et de performances dont dérivent les choses42. La matière compte parce qu’elle porte du sens, et dans cette perspective le sens d’un texte est également inscrit dans son support.

La stigmergie est une forme d’auto-organisation dans laquelle des actions ou des événements dans un certain environnement déclenchent l’achèvement d’autres actions menées par les mêmes agents ou des agents différents. Dans l’excellent exemple de bancs de poissons fourni par Larrue et Vitali-Rosati, « [t]he school’s shape is the outcome of all of the fish’s movement but, at the same time, it is also the cause: each fish’s movement is determined by the shape of the school. » (p. 53)

Dans la lignée de cette considération sur les matières du monde, le média ne peut ici plus être considéré comme un objet mais comme un ensemble de forces d’action (conjonctures) qui fonctionnent ensemble par réseaux de discours (discourses network ou encore stygmergies). Il n’y a, dans cette rhétorique qui s’oppose à celle de l’immatérialité, pas de séparation entre des forces abstraites (discours, pensée, concepts, écritures) et des forces concrètes (matières, supports). Conçu comme matière vibrante, le média (ou le texte puisqu’il en est un) sera défini alors comme un composé indivisible de ces élément (que l’approche distingue selon son orientation, sa perspective d’observation) et qui, en tant que tel, existe en relation avec des forces humaines (on pense immédiatement au lectorat, mais il y a également les corps auctorial et éditorial impliqués).

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title: "L'irrémédiable"
chapitre: 1
section: 2
sous-section: 3
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L’irrémédiable #

où l’on pousse à bout le média

Es lockt uns nach, und nach wir hören zu, Wir hören, und wir glauben zu verstehn, Was wir verstehn, das können wir nicht tadeln, Und so gewinnt uns dieses Lied zulezt. Goethe (1110-13)

It draws us on, and on, we listen to it, We listen and we think we understand, What we do grasp of it we cannot censure, And so we are won over in the end Goethe (1110-13)

L’impossible médiation se retrouve dans la pensée de McLuhan (Understanding Media, pp. 56-61) mais ne semble pas gêner le projet de compréhension qui est, comme l’indique le titre même de l’ouvrage, la thèse du chercheur : l’humain n’est pas esclave par sa dépendance croissante à la technologique43, il le devient parce qu’il ne conçoit pas (consciemment ou non) que l’appréhension des médias est indispensable à sa survie. Si McLuhan défend la compréhension des médias comme libération de l’homme (dont le masculin n’est pas utilisé comme neutre), Kittler dans sa contribution à l’histoire des médias théorise l’impossibilité de comprendre ces derniers dans la mesure où ils incarnent et rassemblent les conditions infrastructurelles qui permettent la compréhension en elle-même [@kittler_discourse_1990] ou comme le dirait Wittgenstein, les conditions de compréhension “[lie] in our language” [Wittgenstein (2009, 53) - Philosophical Inverstigations]. À la différence de McLuhan – qui conserve la distinction entre l’énaction humaine et la matérialité technologique en les comprenant comme deux formes d’incarnation distinctes, deux processus distincts de matérialisation qui, quelles que soient leurs convergences et imbrications, conservent leurs autonomies respectives –, Kittler et Hayles [-@hayles_how_2012] avancent que le corps humain est joué par la technologique, et ne peut être conceptualisé sans la médiation car il en est un simple récepteur. Passant de l’extension à l’invasion, ce que la théorie résume par un terme est en fait un symptôme désormais ajouté à notre patrimoine dont nous ne pouvons ni nous défaire ni nous saisir.

Processus d’objets non-saisissables mais historiquement attachés, la médiation conserve au creux de son système un paradoxe originel : ses missions de transmission (traduction, remédiation) demeureront imparfaites. Ce que constate Kittler et qu’il enserre dans sa reprise de Stein :

A medium is a medium is a medium. Therefore it cannot be translated. To transfer messages from one medium to another always involves reshaping them to conform to new standards and materials. In a discourse network that requires an “awareness of the abysses which divide the one order of sens exeprience from the other,” [Rilke, “Primal Sound” p. 55] transposition necessarily takes the place of translation. Whereas translation excludes all particularities in favor of a general equivalent, the transposition of media is accomplished serially, at discrete points. […] The elementary, unavoidable act of EXHAUSTION is an encounter with the limits of media. [@kittler_discours_1990, p. 265]

Ce n’est plus ici de la nature multiple du média dont il est question mais de son impossible translation. Chaque transfert d’un média à un autre implique une distorsion, fait que quelque chose échappe. Problématique commune à l’entreprise de traduction, le passage d’une modèle de structuration de l’information à un autre cause un déracinement du sens d’origine et une greffe dans un autre lieu. Le principe même développé par Kittler est soumis à ce phénomène. Traduit de l’allemand, le titre d’origine (Das Aufschreibesystem, 1905) est en réalité beaucoup plus précis et révélateur de la pensée de Kittler. Si la traduction anglaise parvient à retranscrire la volonté structurante de la pensée de Kittler, le terme network pose le problème de porter un imaginaire aujourd’hui beaucoup en phase avec les nouveaux médias, tandis que le terme allemant system avait une neutralité plus large. Le réseau traduit par défaut un éclatement, certes riche par ses potentialités interdisciplinaires, mais une imaginaire que ne porte pas le principe de système qui traduit davantage une organisation structurelle adoptée dans une société et une culture. [Enfin le terme aufschreiben que traduit le terme discourse inclut davantage de la perspective matérielle, de la prise en compte d’une incarnation, davantage qu’un développement théorique.] Le jeu polysémique du terme aufschreiben concentre en réalité beaucoup de la perspective de Kittler dans le sens où si schreiben désigne écrire, le suffixe auf (sur) peut tout autant traduire un objet de réflexion (j’écris auf palimpseste) qu’un support (j’écris auf une table). Cette ambiguïté se maintient justement vis-à-vis du sujet d’étude, le média, en ce qu’il est une stigmergie entre un discours (l’approche communication) et une disposition (l’approche culturelle).

La dimension d’imparfaite, incomplète, impossible médiation se trouve justement au cœur de la notion d’excommunication, qui est autant un aveu d’échec vis-à-vis d’une logique d’efficacité ou de productivité, qu’un humble rappel de la perspective des sciences humaines : soit la possibilité d’étudier les échecs, les tentatives, les inavoués comme des objets d’études. Loin de se résumer à une faille de la médiation, l’excommunication permet de montrer la médiation comme le fait de ne pouvoir médier. Pour illustrer cette idée, Larrue fournit à ce titre un exemple extrêmement éclairant : le spectacle de magie. Dans cet évenèment, la mise en scène vise à un double mouvement où l’imperceptible est montré comme tel d’une part et où l’illusion résulte de cette perception de l’imperceptible. En somme le spectacle de magie est le spectacle d’un non-spectacle dans le sens où la médiation consiste justement à ne pas montrer qu’elle ne médie pas. Le principe développé par Jean-Marc Larrue [2020], le spectacle de magie dont « les effets magiques sont le résultat de processus techniques » (Simon During 2002, Modern Enchantments: The Secular Power of Magic, p. 1), est justement un lieu intéressant pour repenser la fonction du média parce qu’il marque le passage à une post-vérité de la représentation ou de l’imitation : il ne s’agit plus de savoir si les faits sont véritables ou non, mais de comprendre leur dynamique de renversement où la médiation ne renvoit qu’à elle-même. Chez Tanasescu, c’est la performance qui sert d’exemple d’excommunication en tant que hypermédiation : liée à un maintenant et ici, transposée au numérique, elle est aussi liée à un nulle part (« now(/)here » et « nowhere » dans Tanasescu 2020) avec le jeu de mot intraduisible justement. Autrement dit, ces exemples de médiation radicale ne nous renvoient pas aux concepts (qui nourissent davantage des débats, théories sans terre et divisions de pensées) mais bien aux agentivités ou performativité. La pensée des médias sont en réalité, pour peu qu’elles s’intéressent aux formes et processus de production tout en n’évitant pas la question de l’équilibre entre objet d’étude et conjoncture vivante, un mode de performativité (Chiel Kattenbelt, L’intermédialité comme mode de performativité), si ce n’est la forme la plus radicale de performativité (ce qu’annonçaient déjà Bolter et Grusin). La performativité est justement le temps du texte qui lie recherche et création.

Dans le cadre d’une recherche sur les modes numériques pour concevoir un palimpseste, j’ai procédé à quatre expérimentations numériques. Ce détournement, entre défamiliarisation d’un mode de raisonement et posture anamorphique d’une représentation, a été opéré pour mener justement une action de médiation à un stade d’irrémédiable, et donc de pure médiation.

Module Irrémédiable
Quatre types d’expérimentations ont été effectué : la superposition visuelle, la conversion, l’océrisation qui est la reconnaissance des caractères, et l’encryption.

Les textes superposés forment ce que j’ai nommé « coïncidence ». Dans cette procédure, les textes peuvent être distingués, notamment par leur différence de mise en page entre page simple et page double, mais la navigation les associe (par l’utilisation de cadres dans le HTML). Ce procédé joue sur la transparence pour permettre aux deux écritures d’être visibles. Le terme de coïncidence ne se réfère pas ici à une identité de forme et de dimension, qui ferait s’ajuster exactement soit point par point les objets, mais conserve le sens d’une rencontre en un même lieu, d’une confusion provoquée par cette rencontre. La coïncidence est cependant essentiellement esthétique, puisque les documents qui sont à l’origine du geste ne sont pas grattés. C’est pourquoi j’ai proposé la conversion, qui m’apparaissait comme une procédure plus intrusive.

Les résultats des textes convertis sont appelés « métamorphoses » pour figurer la dimension d’une mutation radicale. Le détournement est plus explicite ici dans la mesure où l’objet dans sa structuration, dans sa forme logique est atteint. Le changement de format dans les conversions opérées ne provoque pas seulement la modification de l’extension présente au bout du nom du document, c’est un changement de structure et de composition qui est opéré, et dans ces changement, comme dans une métamorphose zoologique, des éléments sont perdus, sont tronqués, pour que le produit final ne soit presque plus immédiatement identifiable.

La métamorphose et la coïncidence sont des procédures qui m’apparaissent comme orientées vers l’utilisateur. J’ai ainsi voulu par la suite me demander ce que pouvait représenter un geste palimpseste lorsqu’il est orienté vers la machine.

Les résultats de l’océrisation sont désignés par l’expression de « mêlement » : à la différence de la coïncidence, le mêlement ne permet plus une distinction des éléments en terme de structuration. Il s’agit d’une assimilation réciproque au niveau des écritures. L’expérience de lecture par la machine a produit des nœuds, des amalgames entre lettre(s) qui ont en quelque sorte fusionnées. Cela m’a amené à proposer une grammaire palimpsestique :

  • un -d majuscule (maj) et (+) un -s minuscule (min) rendent (=) un -b majuscule
  • -e maj + -n min = -r maj
  • -e min + -l min = -k min

Cette perspective de l’écriture me semble plus proche de la machine que du sujet dans la mesure où elle apparaît calculable, ce qui pour la machine – et particulièrement dans le cadre de l’océrisation – signifie écrivable.


x=open('Goldsmith.txt').read()
>>> y=open('Bon.txt').read()
>>> print(''.join(chr(ord(a) + ord(b)) for a, b in zip(x, y)))
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La dernière expérimentation est l’encryption ou le chiffrement, un procédé au départ de cryptographie utilisé pour rendre secret une information dans un document. Dans un premier temps, les valeurs alphabétique de mon corpus ont été converties en valeur numérale. Par exemple, la lettre “a” a la valeur numérale 97. Les deux textes ont été chacun de leur côtés numérisés au sens où leurs lettres alphabétiques ont été convertis en nombre : puis ces deux corpus ont été ajoutés ensemble, additionés. Ce qui a produit un texte de valeurs numérales qui a ensuite été reconverti en valeur alphabétique. Cette opération ici laisse la possibilité de récupérer les caractères d’origine.


 x=open('Goldsmith.txt').read()
>>> y=open('Bon.txt').read()
>>> print(''.join(chr(ord(a) | ord(b)) for a, b in zip(x, y)))
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J’ai souhaité pousser plus loin l’encryption, en allant gratter une strate plus profonde de l’écriture, soit la valeur binaire. La valeur binaire est l’écriture machine soit l’ensemble des bit (0 et 1) qui structure sa terminaison nerveuse. Par exemple, un “a” vaut 0b1100001. Les valeurs binaires des deux textes ont été assemblées puis reconverties en caractères alaphabétiques. La récupération des deux textes d’origine est désormais impossible parce que la transmission a causé des pertes (tous les caractères qui avaient une valeur binaire égale à 0 ont été ignorés lors de l’addition).

Dans la perspective d’un impossible retranscription d’un modèle physique et médiatique à un autre, l’expérience et ses déclinaisons d’explorations a souhaité démontrer que si palimpseste numérique il y a, il ne se fait bien entendu plus selon les critères du papier ou de la feuille, mais selon des principes de pages. Chercher l’épaisseur de l’interface par ces déclinaisons de procédures est une recherche comme une création entre les composants de la médiation. L’interface, définie comme une « form of relation […] between two or more distinct entities » fabriquée à partir du « coupling of the processes of holding apart and drawing together » (Hookway 4) devient un espace de jeu sur les qualités du média, notamment entre opacité et transparence, design et intrusion. Ce lieu du numérique est celui d’une relation qui couple humain et non-humain, machine et utilisateur (Larrue et Vitali-Rosati, p. 51) par des fonctionnalités médiatrices et génératives.

La dernière procédure fait ce jeu de l’excommunication en constituant un « beyond writing » (Tanasescu 2020), soit un espace qui est au-delà de la médiation de l’écriture et qui a atteint le stade de l’irrémédiable à plusieurs égard. L’irrémédiable est d’abord ce qui ne peux plus être remédié, et qui donc se distingue de la remédiation comme type de relation ou potentialité : il ne médie plus ontologiquement. Sortie du régime de la médiation sans remède, il reste la trace (« a trace always remains » Battles au sujet du palimpseste) qui est une forme de médiation, ou d’extrême médiation.

[#idee]

La fabrique du média #

où on conclue sur notre idée du média comme processus

Les nominations et évincements du média, son détricotement sous la forme de dynamiques et de synergies amènent en réalité sans cesse à cette rose que les poètes ne cesse de défaire les pétales. Le problème n’est pas celui d’un terme qui ne serait pas assez précis ou d’une formulation qui serait erronée mais toujours celui d’une abstraction, marais sans fond dont nous ne nous extirpons jamais totalement. Plutôt que nous situer dans ce vaste paysage de la pensée des médias qui s’est étendue sur le blanc des pages et de nous revandiquer d’une perspective plutôt que d’une autre, le projet de l’écriture ici est de considérer que ces raisonnements sont impactants, même ceux qui ont été récusés, car ils participent de la formation d’une théorie certes mais aussi parce qu’ils tendent et tentent par leurs mots de saisir un principe de réalité. Le média, comme le texte et comme le texte en tant que média, est un fait du processus qui s’avère être ici autant un processus de réflexion qu’une pratique d’écriture et de recherche de l’inscription : dans nos fabriques, nous n’inventons pas seulement le support de nos gestes et de nos représentations mais bien aussi les réactions qui conduisent par la suite à former les pensées des médias et les théories littéraires.

[#transition]

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title: "Matières d'écritures"
chapitre: 1
section: 3
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Matières d’écritures #

[à l’épisode précédent: on avait établit une définition du média]

où on se tourne désormais vers les environnements d’écriture en tant que matières du monde

Our writing materials contribute their part to our thinking. [Nietzsche, letter of Feb., 1882 in Briefe, IV : 97]

Énoncée en réalité par de nombreuses voix, en de nombreux lieux et au travers de nombreux mots, l’hypothèse qui se dévoile ici entre les lignes de Nietzsche revêt les mêmes atours qui, s’ils ont failli à constituer une réelle et tangible tradition, aspirent toujours à la même portée révolutionnaire. Auteurs sous de plurielles et diverses réalités ont proféré ce statement : notre écriture n’est pas uniquement le fait de notre esprit,elle nous échappe toujours un peu. Que ce mystère inavouable pour le statut d’auteur se traduise par Dieu, Diable, ou Muse, il a été nommé ici, avec une même allégeance à l’insolence, fabrique. Si pour certains les environnements techniques et contextes d’inscriptions ou énonciations participent de l’écriture et de la pensée (Nietzsche), pour d’autres ils les déterminent (Kittler). Rien de nouveau au jour de la page en quelque sorte puisque toute la pensée des médias, qui a traité de corpus littéraires comme cas d’étude de par son irrépressible interdisciplinarité, se fonde sur le fait même, le postulat développé en diverses théories sur les relations, que le média d’expression peut être un objet d’étude, un corps concrêt d’analyse et qu’il n’est certes pas un simple véhicule transportant le discours comme un passager intouchable. Le déplacement de la focale du contenu vers le contenant est une image qui a déjà été désavouéé dans les pages précédentes mais qui a le mérite de schématiser les discours tels qu’ils étaient appréhendés au moment de l’intérêt naissant pour ces curieux attelages. L’hypothèse de recherche et création n’est donc en soi pas révolutionnaire puisque ça a déjà été dit et loin de prétendre à clôre l’enquête, cet écrit souhaite simplement y participer dans le lieu de la littérature. Lier les pensées des médias à cette question de matières d’écritures et faire dialoguer dans une approche conceptuelle de la littérature les réalités des processus d’écriture avec les problématiques d’abstraction et d’essentialisation du texte, là est (peut-être) une originalité de ce qui s’écrit.

Les matières de l’écriture désignent ici les conjonctures médiatrices du texte et les forces en actions qui déterminent le processus créatif tout en le constituant : outils d’écriture (la plume que Flaubert que taillait lui-même, les chandelles qui ont aveuglé Balzac), les méthodes de création (le gueuloir de Flaubert, les marginalia) et l’espace de travail (la chambre à soi, les boudoirs littéraires). Si le texte n’est pas un produit d’abstraction, l’expérience ou l’immersion de rédaction ne l’est pas plus puisqu’elle s’inscrit dans un temps et surtout dans un contexte matériel qui participe d’une conscience de l’écriture :

Let us start with an example. In front of me, in the dim light, lies this white paper. I see it, I touch it. This perceptual seeing and touching of the paper …, precisely with this relative lack of clearness, with this imperfect definition, appearing to me from this particular angle - is a cogitatio, a conscious experience. (Husserl dans la section 35 des Ideas 2002, p. 65)

L’analyse de ce passage d’Heidegger par Smith, si elle peut paraître aller dans le sens contraire, souligne l’importance de l’artefact d’écriture :

[I]t could, with Heidegger, have been a hammer, or, with Sartre, a glass of beer or a Chesnut tree (Heidegger 2005, 107-14; Sartre 2008, 20-6, 180-92) (Smith, p. 37)

Cela aurait pu en effet être un crucifix plutôt qu’un marteau, un verre de javel plutôt qu’un verre de bière, la matérialité de l’écriture aurait toujours été aussi déterminante pour l’expérience de conscience. Bon dans ses littératures numériques (Les numériques #11) fait à ce propos le récit d’une anecdote flaubertienne qui en plus de préciser le personnage et son rapport à l’écriture, est tout particulièrement éloquente pour le sujet des outils. Flaubert tailait lui-même ses plumes d’écritures et lors d’un voyage en Méditerranée, il s’était chargé d’un boîte remplie de plumes d’oie. Caprice d’auteur dont son compagnon de voyage, Maxime Ducamps s’est moqué en vantant la solution de la plume de fer, bien plus réutilisable et n’encombrant pas la rédaction de geste artisannaux. Flaubert attaché à son rituel pré-rédaction justifia avec virulence sa préférence : les plumes en fer sont du côté de la mécanique, rompant la transmission de l’âme à la page par la main. Ce qui pourrait passer comme une excentricité d’auteur est bien plus révélateur d’une réalité de l’écriture qui passe avant tout par un travail de la prise en main du réel, et dans lequel les matières, environnements et outils, sont déterminants. Ce n’est pas que Flaubert préfère en soi utiliser des corps naturels, peut-être n’est-ce même pas une question de texture quand les plumes de fer devaient présenter une meilleure adhérance à la peau, il s’agit davantage de ce que ces plumes d’oie représentent en terme de méthode de création. Temps de préparation de l’écriture, et donc de l’âme autant que de la main, la plume d’oie flaubertienne est une déclaration d’indépendance face à la mécanisation des outils d’écriture qui, s’ils conviennent théoriquement et même concrêtement à plusieurs égards, dépossèdent d’une réalité de la littérature : composer son outil d’écriture ou conserver ce temps de disposition à l’écriture, c’est prendre en compte les conditions même de la transmission (que cette dernière se fasse de l’âme à la page ou différemment). Ainsi émerge la question posée par plusieurs auteurs contemporains :

Est-ce-que l’objet technique modifie le récit ? (Bon, les #numériques 11)

Notre principale obsession d’écriture se cristalise autour de cette même question formulée par Bon dans ses littératures visuelles : la détermination par l’imaginaire technique et les réalités médiatiques non seulement du récit (la perspective narratologique) mais également sur l’objet d’écriture (son sens, sa pratique, sa page). Cela n’implique pas seulement une construction narrative, mais déploit tout l’imaginaire d’une époque technique, comprenant les représentations, les sensations et déterminations, certaines issues d’une invention littéraires des médias. Les paramètres de nos questionnements actuels sont en réalités déjà présents dans les textes passés, dans nos première écritures que nous ne cessons de réinscrire et de performer dans les réécritures.

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title: "Le cadre et le corps implosés"
chapitre: 1
section: 3
sous-section: 1
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Le cadre et le corps implosés #

où on retourne voir la fabrique pour comprendre que le véritable sujet d’investigation se trouve dans la page et non sur la feuille

Dans le sentier avant-gardiste d’une renégociation ou d’une rebellion à l’égard des cadres institutionnels de la littérature, balises autant que barreaux, cette partie s’attachera à comprendre les espaces d’implosion, de libres expressions des matières littéraires, revandiquées comme corps d’étude en tant que tels. Cette ouverture, césure avec un mode qui se cache et avancée vers un autre type d’analyse littéraire, implique essentiellement la concorde (plus ou moins paisible) avec la part éditoriale de l’écriture. Entraînant une collaboration entre poétique et poièsis, les entreprises littéraires marquées par la transparence de leur origine n’ont pas tant mis à nu un processus de création personnelle, décomposant ainsi le mystère du génie pour en faire un simple jardin de lecture, qu’elles ont dévoilé un principe fondamental de l’art d’écrire : la composition et la décomposition avec le support d’inscription. Cette perspective ne fait pas de la littérature un travail de la feuille, mais bien un travail de la page.

La différence entre feuille et page qui sera développée et illustrée par la suite se trouve être la même existant entre topologie et topographie. La topographie est cette approche cartographique et herméneutique des lieux physiques, tandis que la topologie fait référence aux méthodes mathématiques d’évaluation des relations entre les éléments d’un ensemble, ou de leur hiérarchisation sur la base de leur agencement (connectivité, continuité et compacité). Parce que la topologie relève du discours qui organise (le logos) et que la topographie appartient au régime de l’écriture dans l’espace physique, la démarche de la fabrique est une recherche du paysage littérature dans son inscription physique, dans l’agencement de son cadre et de son corps d’écriture.

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title: "Du côté de la fabrique"
chapitre: 1
section: 3
sous-section: 1
sous-sous-section: 1
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Du côté de la fabrique #

où on traverse le pré pour comprendre sa topographie

Du côté de la littérature, paraissait en 1971 La Fabrique du pré de Ponge dans la collection « Les sentiers de la création » aux éditions d’art Skira. « Les sentiers de la création » développent une poétique éditoriale pour rendre compte de processus sur un ton résolument personnel, accueillant ainsi selon les cas la retranscription d’un processus de création, le témoignage d’une rencontre esthétique ou intellectuelle ou encore une histoire artistique égocentrée. Entre honnêteté et exhibition, cette parution, et la ligne éditoriale de la collection dans son ensemble, témoignent d’une ouverture de l’atelier d’artiste : dans un format plus large que la norme (21,5 x 16,5 cm) et plus adapté pour l’iconographique, le livre fait état montre les états d’une poétique. Il se structure en quatre parties, rassemblant divers matériaux d’écriture ou d’inspiration de l’écriture : la reproduction en fac-similé des 91 feuillets manuscrits (annotés, biffés, surchargés) du dossier du « Pré » ; le texte final du « Pré », tel qu’il a déjà été publié dans Tel Quel et Le Nouveau Recueil ; la transcription des 91 feuillets ; enfin, en guise de conclusion, un feuillet manuscrit sans lien avec l’écriture du « Pré », daté de la nuit du 19 au 20 juillet 1961, et intitulé « Voici pourquoi j’ai vécu ». Les 91 feuillets – manuscrits ou dactylographiés comportant également des corrections à la main – sont accompagnés par 23 illustrations appartenant au matériel de création : notamment la carte de la commune du Chambon-sur-Lignon, lieu du pré à l’origine du texte, une photographie d’une page du Littré, une partition de Bach, et des reproductions de dessins ou de peintures (Botticelli, Cézanne, Chagall, Courbet et d’autres). Restituer les états successifs44, accompagner cette restitution des matériaux d’inspiration, et concevoir un objet qui soit archivistique comme poétique a impliqué divers aménagements dont des « artifices de la mise en page » – mais « sans tricherie ». L’auteur dévoile dans cette co-conception éditoriale des motivations que l’on pourrait comprendre comme la suite du projet surréaliste, que Ponge rejoint en 1930, soit antipoétiques ou ultraréalistes. Cette perspective de dévoilement était déjà présente dans sa démarche poétique dès « My creative method » (1947-1948) où le poète tente de résoudre une confusion dans la réception de son œuvre. Si cette fabrique se concentre sur l’aspect verbal de composition du texte (lexique, style), le livre demeure une entreprise de carnet d’écriture sur l’écriture où l’implication du support n’est pas totalement ignorée. Considérant qu’un texte est un objet qui transite par plusieurs corps d’inscriptions, Ponge décrira sa démarche comme « l’opération qui consiste à faire naître le texte » (récit à Sollers en 1967).

Seul texte exclusif à l’édition, l’introduction de la Fabrique du pré débute après la photographie du Lignon reproduite sur une double page et précédée des mots « De(depuis) la roche (jusqu’à) l’eau, le pré ».

20 mai 1970

       S’il me faut une fois de plus – et parce que ces problèmes et le genre littéraire qu’ils ont suscité sont maintenant à la mode – mettre sur table les états successifs de mon travail d’écriture à propos de telle ou telle émotion qui m’a d’abord porté à cette activité, je choisirai d’étaler mes notes sur le pré.

Ayant pour désir de bouleverser des genres et leurs conventions littéraires45, Ponge fait ici de l’introduction un espace de carnet (du 10 mai au 10 juillet 1970, le premier paragraphe échappant à l’ordre chronologique). Le projet d’écriture est un projet de confidence où la régularité est importante. Cette quête d’exposition du processus d’écriture (la fabrique) et du processus de fabrique (la fabrique de la fabrique) est au cœur du projet poétique de Ponge. Tentant de contrer dès leurs parutions les malentendus et mécompréhension de ses créations, souvent jugées sibyllines ou alambiquées inutilement, Ponge avait exposé dans « My creative method » ce qu’il a exprimé comme le « parti pris des choses égale compte tenu des mots » (Ponge 1999 : 522). Si son parti-pris n’est pas médial, il lutte cependant contre un danger commun, celui de penser l’expression d’un art comme relevant d’une certaine idéalité :

[…] la représentation esthétique d’un objet ou d’un sentiment du monde extérieur se fait positivement dans un autre monde, avec d’autres éléments, dans une autre matière. Concernant la littérature, elle se fait dans la matière verbale. Il est sans doute absurde, à la limite, de vouloir soumettre une matière d’un tel ordre aux lois d’une matière toute différente. Cela peut conduire à l’aphasie. Pour qu’un texte […] puisse, d’aucune manière, prétendre rendre compte d’une réalité du monde de l’étendue (ou du temps), il faut qu’il atteigne d’abord à la réalité dans son propre monde, le monde des textes, lequel connaît d’autres lois. (Ponge 2002 : 28-29)

Intéressé moins au texte qu’aux méthodes, procédures, opérations qui le font advenir mais demeurant sur un principe de la littérature comme langage, Ponge développe tout de même la perspective du corps textuel comme une matière, ne pouvant ainsi pas échapper au cadre du monde. Le combat de Ponge pour la reconnaissance de la matière poétique ne passe pas directement par la documentation des conditions « objectivables » de son travail d’écrivain (environnements, exigences techniques, opérations) mais par une réflexion sur ce qui ne peut échapper au monde, à l’irréductible de l’écriture qui ne peut se faire que par une « accumulation de forces » (Ponge 2002 : 215). Éponge Et Ponge, se faisant, fait imploser les principes de création au sein même de leurs économies conceptuelles : les objets, ces mânes verbales, ne sont pas innées, elles sont à conquérir justement parce qu’elles déterminent (« l’objet objecte »). La matière littéraire est à maîtriser selon la méthode Ponge comme un enquêteur ou un chercheur iraient prospecter pour trouver des informations ou des indices : Ponge se reporte au Littré, le recopie, pratique l’étymologie sans retenue, le détournant pour la beauté du jeu de mots, puise ses ressources dans la grammaire et la rhétorique, les tord un peu pour traduire justement la liberté d’une poésie, se réfère aux dictionnaires des figures de style pour construire les siennes (comme le calembour élémentarité/alimentarité), etc. Nourir la « rage de l’expression » passe par une recherche du jeu littéraire qui est déjà l’espace de création d’une poétique : savourant l’érotique de la langue46, Ponge qualifiait son travail d’écriture comme un « objeu » menant à un « objoie ».

La réflexion sur la matière verbale et son acquisition n’exclue pas totalement une certaine clairevoyance de l’auteur quant aux dispositifs :

[…] il est en mon pouvoir de manier certains engins ou dispositifs

Comparables aux amplificateurs, sélecteurs, écrans, diaphragmes, Fort en usage, depuis quelque temps, dans certaines techniques

J’y suis, même, devenu assez expert Pour, comme un organiste agile ou un bon chef d’orchestre, Savoir faire sortir — Non à proprement parler du silence — Mais de la sourdine, de la non-remarque, Telle ou telle voix, pour en jouir Et faire jouir ma clientèle. (Ponge 2020 : 662)

Entre érotique agentivité et toute puissance masculine sur un support d’écriture, la réflexion de Ponge sur les lieux d’inscription ne dépassera cependant pas la moquerie ou la mascarade. Les regards graphologiques ou visant les entrailles de l’écriture, à l’image de l’étude de Roche47, Ponge les décrit par un mot : « momon ». Terme vieilli, Momon désigne :

[U]ne espèce de mascarade, une espèce de danse exécutée par des masques, ensuite un défi porté par des masques. Le radical est le même que dans momerie. L’on devrait pouvoir nommer ainsi, par extension, toute œuvre d’art comportant sa propre caricature ou dans laquelle l’auteur ridiculiserait son moyen d’expression. La Valse de Ravel est un momon. Ce genre particulier aux époques où la rhétorique est perdue, se cherche. (Ponge 2002 : 373-378).

Militant de l’antipoétisme mais refusant le qualificatif de poète, Ponge traduisait la posture d’écrivain, et donc l’activité d’écriture par un principe de recherche non seulement langagier mais tout à fait comparable à un travail de scienfitique :

Oui, il est intéressant de montrer le processus de « ma pensée ». Mais cela ne veut pas dire qu’il faille sous ce prétexte me lâcher, car cela irait à l’encontre de mon propos – mais il est très légitime au savant de décrire sa découverte par le menu, de raconter ses expériences, etc. (Ponge 1999 : 426 et 427).

En rapportant le propos de Picasso, « Nous voulons montrer notre travail, et non faire des œuvres », Ponge ajoute :

Dans le futur, la science cherchera à connaître l’homme au travail. C’est dans cette perspective que j’ai daté toutes mes compositions, comme les documents pour les ethnographes. (Ponge 2002 : 1437)

Le souci de l’organisation et la défense d’une posture artistique rejoignent ici un projet ou une projection humaniste pour faire de la fabrique cette surface peinte traduisant un rapport au monde perdu. La quête de la matière verbale qui est au creux de la fabrique de Ponge est au fond très comparable au travail préliminaire d’écrivain encyclopédiques (tel que Flaubert ou Zola) qui pour être prêts à écrire récoltent d’abord les écritures. Figure de l’effort plus que du génie, la rédaction est un travail par séquence, incantation sur le temps long rythmé à battements réguliers entre documentation et écriture. Proche de la perspective de la fabrique, le projet des dossiers de Bouvard et Pécuchet (2007 IHRIM) – projet d’édition numérique ouverte du second volume inachevé de Bouvard et Pécuchet de Flaubert – permet justement l’accès au matériel préparatoire de l’écriture. Rendant un corpus de travail conséquent (2 300 feuillets, 8 volumes de documentation diverse, 2 volumes pour le Dictionnaire des idées reçues) accessible et manipulable, le projet livre aussi les coulisses d’un processus d’écriture définies principalement par une triple hétérogénéité (par la nature physique des documents [pages manuscrites, imprimées, mixtes], par les projets d’écritures puisque certains documents se destinaient à L’Éducation sentimentale, et par l’appartenance typologique [références bibliographiques, notes de notes]). Cet espace d’édition n’est pas tant un espace de création – composition des seconds volumes – qu’une réelle fabrique à partir des éléments de fabrication pour composer le processus d’écriture flaubertien qui impliquait la création d’une archive, la veille scientifique, et même le développement d’une expertise en amont.

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title: "Édition des sentiers de la littérature"
chapitre: 1
section: 3
sous-section: 1
sous-sous-section: 2
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Édition des sentiers de la littérature #

où désormais installé dans le pré, on étudie son terrain

La Fabrique du pré est issue, comme d’autres ouvrages célèbres dont Un coup de dès jamais n’abolira le hasard, d’une collaboration entre l’auteur et l’éditeur, ce qui se manifeste par la structuration d’une écriture où transparaît notamment des éléments de composition qui échappent au contrôle de l’auteur comme une esthétique de la rature. L’équilibre de la collaboration dans l’histoire de composition de l’ouvrage a cependant rencontré quelques écueils. L’état de transcription des fac-similés – les omissions et les critères de sélection qui transparaissent – est un des composants du livre où l’édition a déterminé le texte en deçà de l’auteur puisque Ponge n’a pas reçu de Bon à tirer48 : il en exprimera le regret dans sa correspondance avec Marcel Spada (1959-1988). La Fabrique témoigne aussi du contexte et des réalités techniques de l’édition dans les années 1970 notamment en terme de composition et d’impression : le montage des pages s’effectuait manuellement sur table lumineuse avec un ruban adhésif à partir de fragments découpés dans des feuilles d’acétate de cellulose ; selon les conventions, les fac-similés sont disposés « à la française » (dans le sens de la hauteur) ou « à l’italienne » (dans le sens de la largeur), etc. Cependant, et à la différence de Comment une figue de paroles, le travail éditorial de la Fabrique n’est pas un travail génétique comme le souligne l’éditeur Jean Ristat (propos dans l’émission Apostrophes du 4 avril 1977) et ce, non seulement parce que le livre ne contient pas l’entièreté des états du poème49, mais surtout parce que le projet de création n’est pas celui d’une édition savante. Il s’agit en réalité d’une expérimentation d’un art de l’archive. Le projet glisse en effet du goût du fragment et de l’esquisse à la saveur d’une question plus large, plus profondément inscrite avec les états d’écriture.

Cette fabrique ne traduit donc pas seulement un processus de création, elle porte aussi la question éditoriale de l’existence au monde des archives de la création et de la nécessaire collaboration entre instances auctoriales et éditoriales. La fabrique ou fabrication (l’auteur avait hésité entre les deux termes) à la Ponge est en réalité réversible et contient son propre discours sur son propre système : la fabrique du pré est tout autant une écriture « fabriquée » par son objet qu’une réflexion sur le langage qui fabrique le pré et sur les modes opérationnels de fabrication. Comme le théâtre dans la pensée de Larrue (2020), la fabrique est ici un lieu et une mise en scène qui correspond au principe de l’hypermédium. Permettant d’incorporer plusieurs modèles artistiques, principes ou relation de médiation dans un même espace de représentation (Kattelbelt, « Theatre as the Art of the Performer and the Stage of Intermediality », in Intermediality in Theatre and Performance, 2006, p 37), l’hypermédium ou médium fédérateur est autant un « interart, a technological meeting place » (Larrue et Vitali-Rosati 2019, 25) destiné à plusieurs configurations d’observation : regard de face pour voir la représentation, regard de décentré ou anamorphique pour comprendre son épaisseur technique, regarder au travers pour percer ses rouages50.

Récit d’une adversité – le duel entre la verticale du corps levé, l’oblique des armes et l’horizontale des enterrés – l’espace poétique du pré concentre un imaginaire de la création (aux saveurs parfois morbides) en incarnant la métaphore de la production textuelle. Le pré en tant que poème est déjà le récit d’une préparation, une sorte de retranscription ou de tutoriel pour faite naître cet espace étendu d’inscription. Outre l’analogie au paysage et la topographie littéraire, toute la création repose sur l’homophonie du mot « pré » : il s’agit tout autant de proposer une réflexion justement sur le fait d’acquérir une maturité pour l’écriture par la pré-paration (pour la page d’où le pré émergee (ou « sourde ») soit « brune »). Et la fin du poème traduit ou faussement trahit la complicité des éditoriaux

Messieurs les typographes,

Placez donc ici, je vous prie, le trait final.

Puis, dessous, sans le moindre interligne, couchez mon nom,

Pris dans le bas-de-casse, naturellement.

Sauf les initiales, bien sûr,

Puisque ce sont aussi celles

Du Fenouil et de la Prêle

Qui demain croîtront dessus.

–––––––––––––––––––––––

Francis Ponge.

La Fabrique est en soi une nouvelle tentative d’exprimer son projet de la poésie prépatoire ou de stratifier encore cette dernière avec une nouvelle perspective métatextuelle. Fondée par une attention vive à la structure et à la dimension visuelle ou graphique du texte, « à la limite du manièrisme » (Depaule, 2014, para 17), l’édition de la Fabrique travaille l’écriture comme un agencement pour traduire la matière de l’écriture que cette dernière réfère au travail typographique ou génétique (les morts aggrandis de la page 120, l’absence de marge ou la structure de la page à fond perdu pour disposer les documents comme des tableaux). Les choix éditoriaux relèvent d’une certaine modernité : moins présente pour l’époque, l’orientation paysage de la Fabrique l’inscrit dans la suite des travaux avant-gardiste notamment pas l’instigation (selon son auteur) d’une mode ou d’un effet de l’archive (Depaule, 2014) qui comprend aujourd’hui l’esthétique de la rature.

Là où la réflexion poétique de Ponge différe d’entreprises comme le Carnet du bois de pins, Journal des Faux Monnayeurs ou des commentaires d’œuvres, ou encore de Genèse d’un poème de Poe où ce dernier expose et décompose les mécanismes de son écriture pour le Corbeau, c’est qu’il ne s’agit pas d’une méta-écriture en tant qu’écrire sur les écritures, mais d’un modus operandi sur la matérialité des traces que laisse l’écriture dans le sillage de la création. La démarche n’est pas une démarche pas à pas ou mot à mot, elle évoque une fabrication qui est déjà au-delà de l’écriture classique, si loin de l’artisterie et si proche de l’artisannat.

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title: "Les pages d'un mariage éditorial"
chapitre: 1
section: 3
sous-section: 1
sous-sous-section: 3
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Les pages d’un mariage éditorial #

où on sort du pré pour aller à la rencontre d’autres pages dont les propos résonnent comme cryptiques

Autre exemple d’une vive réalité éditoriale du texte qui, lorsqu’elle s’exprime, ouvre un hors-cadre, la Physiologie du mariage ou méditation de philosophie éclectique sur le bonheur et le malheur conjugal de Balzac (1838) expérimentre sur une demi-page l’implosion de la matière même de l’écriture dans la page.L’analyse des ces pages balzaciennes particulières par Souchier est sur ce point remarquable. Exemple étonnant, l’ouvrage (édition Charpentier de 1838) présente dans la « Méditation XXV : Des Alliés » quelques pages illisibles, étrangement brunies comme une anticipation du pré pongien. Les pages 319 à 321 – à partir de la déclaration façonnée d’ironie « L’auteur pense que La Bruyère s’est trompé » – présentent une suite cryptique de caractères typographiques :

Page 319. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Page 320. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Page 321. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France51

Intriguées autant que défiées, des entreprises de décryptages/déchiffrements ont été émergées dès la parution du livre en 1829 sans trouver d’issues suffisamment convaincantes [Physiologie du mariage in @balzac_comedie_1950, pp. 835-36], ce qui les a généralement amené à conclure à l’absence de sens du passage. Plusieurs hypothèses ont cependant été formulées, sans que cela puisse connaître de véritable concordance et cela à cause d’un problème majeur : la suite des caractère est différente selon les éditions. Il n’y a donc même pas de constance dans le cryptage. Malgré les efforts assidus de nombreux chercheur·e·s, cette composition typographique n’a cependant pas de sens caché au-delà de ce qu’elle est, elle n’est pas autre chose que ce qu’elle montre. Irrémédiable en quelques sortes, la suite cryptée rompt avec le régime représentationnel en n’étant plus une représentation mais juste ce qu’elle représente. Cette première lecture sans sens est également partagée par des spécialistes balzaciens :

Il ne faut chercher aucun sens au texte, à dessein indéchiffrable de la page 835. Balzac a voulu nous cacher son opinion sur les religions et la confession ; il s’en est tiré par une plaisanterie typographique, à la manière de son auteur favori, l’humoriste anglais, Sterne, en faisant imprimer des lettres assemblées au hasard. [@balzac_comedie_1950, p. 895]

Chiffrement intraitable ou pur simulacre, les études portant sur ce passage, même celles qui évitent de trancher définitivement la question, s’accordent pour y voir la marque volontaire de l’auteur à ne pas se prononcer sur le sujet alors traité. Écho au titre du premier paragraphe de la méditation, « Des religions et de la confession, considérées dans leurs rapports avec le mariage », Balzac aurait opacifié à la lettre son opinion pour montrer les dangers de la confession lorsque prise comme l’unique source d’informations dont la véracité ne peut être remise en doute : « L’apparence formelle de l’écriture est désignation connotative de l’impasse pratique qu’est la confession » [@10.2307/43801959, p. 251].

Les thèses du badinage ou du passage sous silence se rejoignent en ce qu’elles semblent toutes ne pas prendre compte la réalité du métier de l’auteur, imprimeur et fondeur de caractère. Bien que les approches critiques et politiques abordent avec davantage d’intérêt l’« aucun sens » comme un élément constitutif du discours, elles demeurent s’entêtent dans une posture d’analyse textuelle classique, c’est-à-dire qu’elles cherchent une corrélation entre texte sémantique et texte a-sémantique. L’« aucun sens » est cependant évident à l’observation – il n’est d’ailleurs même pas nécessaire d’essayer de lire le passage pour le constater. Effet de construction et de cadre d’analyse, l’aucun sens est le fait d’un a-priori des sciences littéraires, développé en amont et bien au-delà du texte balzacien. Le fait même de considérer le texte d’abord comme un signifié, avec le regard de l’approche classique, est ce qui inscrit le non-sens dans la feuille. C’est également une question de positionnement vis-à-vis de l’objet qui est en jeu : Souchier notamment va lui choisir de décentrer son regard, de regarder légèrement de biais pour ne plus considérer seulement la feuille mais bien la page, pour ne pas lire comme un lecteur mais comme une machine.

Comme le souligne Souchier, l’approche du déchiffrement ne tient pas face à la disparité de composition typographique entre les éditions de la Physiologie, certaines éditions ayant été de plus composées du vivant de l’auteur [-@souchier_carnaval_2015]. Ni cryptogramme, ni facétie ou délire soudain de Balzac, les trois pages sont à comprendre comme une démonstration de force que Souchier désigne par l’expression de « carnaval typographique » : il ne s’agit en effet pas d’encrypter un message, mais de renverser une approche traditionnelle du média, d’inverser les priorités entre support et message. L’ordre logique est bouleversé, la figure canonique mise sens dessus dessous, la prédominance du texte, établie comme essence d’un art d’écriture, est détrônée. Le passage invite à adoper un autre regard, à se décentrer du texte pour aller observer la partie matérielle du signe, ce qu’il dit au sens de ce qu’il montre et performe.

Les pages balzaciennes n’ont en effet de sens que si l’on se décentre de l’attitude commune en littérature pour considérer le travail du média. Il ne faut pas lire le signe de la lettre mais visualiser la trace – car même dans l’irrémédiable, une trace remains – soit le caractère typographique qui est en amont non pour ce qu’il véhicule comme représentation (comme un agent passif) mais pour ce qu’il représente comme métal même d’écriture. L’écriture narrative est interrompue dans ses lettres justement pour montrer (ou confesser si l’on rejoint une analyse textuelle) son origine, sa vraie forme. puisque c’est la matière qui relie le discours et la lecture. C’est en quelque sorte une voyage à rebours de la letttre lue que nous proposent ces pages où l’on peut voir le texte en travail. Le cadre du texte est ici celui qui priorise la transparence du savoir-faire de l’auteur en matière d’édition : c’est une réalité du texte littéraire, mais également une réalité de la perspective d’auteur de Balzac.

[…] il y a longtemps que je me suis condamné moi-même à l’oubli ; le public m’ayant brutalement prouvé ma médiocrité. Aussi j’ai pris le parti du public et j’ai oublié l’homme de lettre, il a fait place à l’homme de lettres de plomb […].[Lettre d’Honoré de Balzac à Loëve-Veimars, [1827] in @balzac_correspondance_2006, p. 317]

Composée dans une époque de doute, la Physiologie serait à comprendre comme la création (poétique et éditoriale) d’un homme hésitant entre deux professions – dont aucune ne semblent alors convenir tout à fait puisque son imprimerie est alors proche de la faillite – et ce passage serait la mise en suspens de sa posture d’auteur. Le problème de cette lecture évoque celui de la séparation entre code et image du texte identifié plus haut. Comme si lettre et plomb ne pouvaient coïncider dans une entreprise poétique52. C’est au contraire ici une des rares occasions où auteur et éditeur s’assument en synergie et stigmergie53 : ce qui rend la signification des pages non seulement importante pour la considération du texte littéraire, mais également pour la figure d’auteur et tout le processus d’écriture littéraire. Pour la question du statut, Balzac n’a pas été sur quelque page éditeur plutôt qu’auteur, bien au contraire sont associé ici les deux status en un même : relevant toutes deux de techniques (du mots ou de la marque), édition et littéraire sont ici à considérées comme une même entité54, ce qui fait ainsi de l’énonciation éditoriale une approche littéraire à part entière.

Le processus du faire-littérature, consiste ici à en montrer les coulisses, les rouages techniques, la matière, la plastique, les petites mains comme les outils : pour la compréhension du sens de la lettre, l’identification des marques du mobile d’imprimerie est nécessaire. Le texte se conçoit ainsi différemment selon la lisibilité privilégiée14 : la suite balzacienne fait sens et est à lire comme traces techniques55. Ce que Souchier appelle « dire typographique » ou « “dire” qui se tait pour se donner à voir » [@souchier_carnaval_2015] n’est pas tant un renversement de lisibilité (la lisibilité formelle prenant le pas sur la lisibilité linguistique) qu’une conjoncture de lisibilités (lisibilité linguistique et lisibilité formelle se mêlant en une lisibilité que l’on pourrait dire technique).

Les pages qui livrent leur fabrique ne sont pas à comprendre comme d’anarchiques démonstrations de force : leur liberté éditoriale ne vont pas à l’encontre du cadre (en tant que processus et projet d’écriture) mais oppose une résistance nouvelle au cadre conceptuellement (comme a-priori agissant avant même le geste d’inscription). L’insolence de ces entreprises est dans le fait même de leur proposition qui ne servent pas tant de nouvelle ligne de conduite, ce qui reviendrait à remplacer un ordre par un autre tout aussi intrusif ou impérieux, mais comme éclatement de l’idée même de conduite. Au-delà d’une perspective manichéene entre tradition ridée de conservatisme et nouveauté promise à un règne, les œuvres qui jouent de la matière de l’écriture fonctionnent comme des memento mori : rappelant que la littérature devrait s’intéresser à comprendre les phénomènes culturels et médiatiques qui l’incarnent.

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title: "Chairs de page"
chapitre: 1
section: 3
sous-section: 2
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Chairs de page #

où on se décide à entre dans la chair de la page

Si à l’âge classique folie et littérature s’excluaient, le XXe siècle est le siècle d’une écriture qui s’écrit toute seule, et qui à ce titre échappe à l’exigence du sens pour devenir un simple jeu de symboles, c’est-à-dire un code qui ne peut se déchiffrer qu’a posteriori. (Emmanuel Guez and Frédérique Vargoz 2017)

Les créations comme celles de Mallarmé, Morgenstein, Ball ou George, entre dadaïsme, surréalisme ou mouvement anti-romantique de la littérature ont contribué à un bouleversement, qui est toujours sujet d’étude et de discours, en proposant des modèles d’œuvres s’affranchissant du sens en même temps qu’elles expérimentaientt les matérialités de la page, des lettres ou des sons. Les entreprises littéraires du regain de la matérialité ont eu pour cible le texte dans son corps autant que son cadre littéraire, soit autant sur ce qui permet de l’identifier comme tel que de le limiter à un objet identifiable comme tel. Est alors davantage concernée la page, comme étendue des possibles décentrements, détournements ou insolences littéraires, mais cela n’exclu pas l’intervention sur la feuille, bien au contraire : CMMP est en soi le cisaillement de la feuille pour la cohésion de la page. En soi, CMMP est un petit livre : peu épais, il renferme 1091 mots, soit 15 phrases par page, 10 pages, 140 vers. C’est hors des mots que se pense l’immensité. Placée dans le design de la page, la potentialité poétique de la création n’échappe pas aux limites du réel : le modèle de la combinaison selon Queneau est une première limite au nombre de combinaison, les caractéristiques plastiques du papier en sont une deuxième. Détermination, la matière de l’écriture est ce où se cristalise toute la force et la tourmente d’une littérature.

Comme pour le Nom de la rose où toute l’enquête, les meurtres et leurs résolutions reposent sur la chair d’un livre interdit, la tension narrative de Fahrenheit 451 de Bradbury (1953) tisse le thème de la matérialité de l’écriture comme un enjeu politique du réel. Les hommes-livres, ces figures qui apparaissent à la fin du roman, incarnent la résistance à la censure (littéralement) brûlante d’une société qui a bani tous les supports de l’écrit pour empêcher les appropriations et intimités libres. On pourrait s’étonner que cette résistance opère au final de la même manière que l’institution au pouvoir, soit en détruisant par le feux les livres de papier. Le livre n’échappe dans aucun des camps à son destin de cendres. Or, ce qui les départage, c’est justement le principe de transmission opérée par la résistance avant la destruction : les individus apprennent par cœur le livre et deviennent des individus-livre, changeant d’identité, récitant sans cesse ces mots qui les habitent et qui les déterminent désormais. Cette procédure est d’autant plus signifiante pour une résistance qui lutte contre un pouvoir rendant illégal toute incorporation ou proximité physique et mentale avec l’objet textuel. Le refus officiel des livres dans cette société est très clair dans la mesure où il n’est fait aucune distinction entre un contenu et un contenant : les livres sont ces objets individuels que l’on traque dans les mains, les têtes et jusque dans les chambres des habitants. Dans cette dystopie, la littérature permise est affaire de communication, d’information au sens où elle transforme les espaces de vie des individus au travers d’un théâtre domestique aliénant, diffusé sur les murs de vie sans contrôle. Sous la forme d’images et de scripts préparés à l’avance où le nouveau peut jouer le rôle qui lui a été assigné, cette littérature, comme la novlangue de 1984, est sans possibilité de saveur ou de goût puisqu’elle n’est qu’un élément de contrôle et de surveillance des esprits.

Dans cette œuvre rapidemment dépeinte, le texte est chair qu’on incorpore et qu’on ingère comme une part d’humanité et c’est dans cette même chair que viennent se nouer les tensions politiques, les imaginaires dystopiques et les vives convictions sur le monde. Ces écritures de ce qui fait texte ne présentent pas seulement l’intérêt certains de faire correspondre la littérature et l’édition dans un projet commun mais de constituer l’édition comme le lieu d’une création et d’une chair (ou de la seule chair) du littéraire.

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title: "L'édition comme création"
chapitre: 1
section: 3
sous-section: 2
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L’édition comme création #

où on souligne le développement historique chez les avant-gardistes d’une édition comme création

D’un point de vue culturel, le développement de l’électricité est au centre d’un changement de paradigme médiatique important. Dans ce contexte traversé d’une énergie nouvelle, des expérimentations, hybridations entre médias, prolifèrent notamment au travers des projets d’un certain mouvement avant-gardiste de l’art, émergeant de la rencontre entre disciplines et diversités. Aventuriers de lieux et modes inédits d’expression, les explorations s’attachent à mettre à profit autant la charge électrique que la charge industrielle de la culture. Veille et témoignage des changements d’un nouvel ordre autant que révolution d’un ordre exitant, les médias avant-gardes sont à la source de continuité de pratiques comme de ruptures conceptuelles (Post-digital print, p. 36). L’un des premier de la vague artistique, le futurisme italien, alors très hostile à la dite mièvrerie du romantisme, s’insère dans le paysage culturel en réaction aux codes institués comme un héritage indétrônable, et vont peu à peu imposer une rupture radicale avec le passé.

Les déclarations provocatrices et iconoclastes des futuristes (qui leur valurent à l’époque une bonne part de leur célébrité et de leur impact culturel) étaient diffusées à travers divers canaux, et notamment, bien sûr, par les medias imprimés. (Post p. 37)

Certainement le membre du futurisme resté le plus connu à ce jour, Filippo Tommaso Marinetti a significativement orienté ce mouvement par son goût pour l’imprimé et tout particulièrement pour les revues papier et l’histoire du futurisme peut être retracée par son histoire éditoriale. Fondée en 1905, la revue Poesia (qui sera plus tard considérée comme la revue internationale du futurisme) se destinait dès ses débuts à provoquer une regain de la poésie (« Ma qui la morta poesia risorga »). Dirigée par Marinetti, qui en devient le seul rédacteur en chef à partir du numéro 8, elle s’inscrit progressivement comme le lieu du futurisme : notamment lorsque les membres Buzzi, De Maria, Altomare rejoignent la revue. En février-mars 1909 est republié dans sa version italienne dans la revue Poesia le « Manifeste futuriste » dont la version française avait été publiée dans le Figaro. Si le manifeste mêle beaucoup de causes politiques56, il détone par la violence de ses préceptes destinés à cristaliser toute l’idéologie futuriste : celle de défendre l’art nouveau, l’anti-académisme, la tradition, soit provoquer une nouvelle renaissance italienne (« rinascenza italiana » Marinetti, introduction à l’anthologie I nuovi poeti futuristi, Rome, Edizioni futuriste di “Poesia” 1925).

Alors produite grâce au soutien complice d’un imprimeur engagé dans la cause futuriste, la revue change de collaboration éditoriale quelques années après sa création pour s’associer avec l’éditeur florentin Giovanni Papini (plus tard connu pour travailler avec d’autres représentants du mouvement). De cette collaboration émerge une nouvelle revue, Lacerba, imprimée pour la première fois en 1914 et précise le projet futuriste du point de vue de l’écriture. Remise en question des usages typographiques, la revue n’est pas seulement une complicité entre une instance d’édition et les exigences du représentant d’une mouvement culturel, elle signifie une co-création au niveau même du texte pour initier un processus de libération de la page. Parole in Liberta de Marinetti inaugure ce mouvement de déboulonnage des cadres pour placer l’expression hors des codes et balises du litéraire, pour en montrer toute l’inanité également : ces limitations étaient principalement dues à des réalités de pratiques et d’usages fondées sur une esthétique, légitimées par une institution culturelle. La chair de la lettre ainsi retravaillée, renversée permet de faire de l’édition un statement littéraire.

L’utilisation de tailles de caractères fortement contrastées, ainsi que la façon de positionner les éléments du texte, très créative d’un point de vue graphique (en diagonale, formant des motifs, etc.), contribuèrent à produire un nouveau type de typographie visant à exprimer non seulement une grande diversité de formes visuelles, mais également des émotions fortes. (post p. 37 se référan t`a muller brockmann, 1971)

Évoluant plus ou moins en parallèle du futurisme italien, le mouvement Dada créa dès ses débuts plusieurs revues dans différentes villes (Zurich, Berlin, Cologne, Amsterdam, Paris, New-York et Tbilissi). Mouvement en réseaux, les pôles de publication dada permettaient autant une plus grande distribution qu’une diversité sensible du mouvement : chaque déclainaison du Dada était à l’image de son inscription géographique témoignant ainsi d’un contexte d’impression particulier. Ancêtres des Zines (post digit p. 38) par leur nature éphémère (le tirage se suffisait parfois à un unique numéro), les revues Dada visaient le même changement culturel dans le fond, un renouveau des convictions et conventions journalistiques comme graphiques, en y ajoutant une forme peut-être plus orientée encore vers la page. Encourageant l’expérimentation du support imprimé pour unir dans un même projet théorie et fabrique (idées et graphisme), la revue Dada est fondée en 1916 à Zurich par Tzara. Publiée jusqu’en 1922, la revue pour concevoir une identité typographique inédite a développer des pratiques éditoriales importantes. Loin d’être une esthétique, la typographie, ou image du texte, était dans le projet Dada le lieu de leur radicalité : les explorations et expérimentations techniques de la presse à imprimer sont la matière verbale de la vision du monde dada. Cela se traduisait concrètement par un usage ludique des tailles de caractères, l’intégration de lignes pour séparer les contenus ou signifier d’autres types de relations, puis plus tard des collages et photomontages (d’abord reproduits à la main puis mécaniquement). Brise ou faire imploser le cadre et la grille de la page éditée permet une réappropriation et une renégociation artistique comme politique. Comme pour le futurisme italien, le parrainage et la collaboration avec les instances éditoriales a joué un rôle essentiel en matière de contournement de la censure et de défence de l’autoédition.

Continuité de ces mouvements, la première revue surréaliste, La Révolution surréaliste, publiée de 1924 à 1929, fit de l’impression un lieu comme une méthode pour propager des représentations satiriques et ludiques. Avec André Breton comme rédacteur en chef, le premier numéro fut conçu en imitation de la revue scientifique conservatrice La Nature : souhaitant ainsi tromper la lectrice et la décevoir. Documents, revue dirigée plus tard par Georges Bataille de 1929 à 1930, renfermait des illustrations originales et des juxtapositions très fortes d’images et de textes, le tout avec une approche générale plus forte que l’approche surréaliste de Breton, vu comme un surréaliste « conventionnel ».

Contemporain de ces entreprises éditoriales, Lissitzky mit en œuvre des techniques visionnaires et fascinantes au sein de l’espace graphique. Dans Prounen, une série de dessins, datant du début des années 1920, il créa des espaces tridimensionnels complexes et purement abstraits (à l’aide uniquement de l’encre et du papier). Précurseurs de la mise en forme graphique par ordinateur et du principe de programmation (Post, p. 39), les création de Lissitzky reformulent le principe et la perception de l’espace d’expression :

Contrairement au vieil art monumental [le livre] soi-même va au peuple et ne se tient pas comme une cathédrale dans un endroit attendant quelqu’un pour s’approcher… [le livre est] monument du futur. el lissitzkym 1890-1941 : arhitect, painter, photograph, typographer, 1990

Ces divers objets littéraires s’inscrivent dans une même appréhension et appréciation du mode éditorial : non seulement comme moyen de transmission et passation (mais cela est connu depuis longtemps déjà), mais comme véritable laboratoire artistique où les communautés peuvent échanger et collaborer notamment sur le fait de repenser l’espace d’inscription.

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title: "L'écran de papier"
chapitre: 1
section: 3
sous-section: 2
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L’écran de papier #

où on va désormais interroger le principe de l’écran par une création pourtant pré-numérique

Arrangement et organisation d’un espace, ce qui donne la prémanence au texte en littérature, c’est peut-être justement qu’il se constitue comme une « pensée de l’écran » [@christin_image_1995]57.

Tout a changé dans la pensée occidentale de l’écrit avec le Coup de Dés de Mallarmé. [@christin_image_1995, p. 10]

Considéré comme le premier texte de la littérature occidentale « qui renouait les liens archaïques de la parole et de l’image, qui associait une nouvelle fois l’écriture au ciel » [@christin_image_1995, p. 209], Un coup de dés jamais n’abolira le hasard est une création dont le projet est de jouer avec et de se jouer des origines doubles du texte, pour traduire son hybridité. En plaçant la matière de la lettre dans le régime du lisible, le texte émane d’une rencontre entre parole et image : d’où son potentiel iconique qui est, selon Christin, ce qui lui confère son pouvoir.

Premier état du Coup de dés. Manuscrit autographe (Février-Mars 1897)

Création qui a été à l’origine de plusieurs entreprises éditoriales58, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard est un poème en vers libres dispersés sur onze pages doubles59, dérogeant ainsi aux conventions de la poésie traditionnelle et classique de l’époque de l’auteur. Petit poème, court livre, se concentrant sur l’espace de la page, Mallarmé recompose l’invention du support en recomposant l’union entre écriture et ciel selon Christin après Valéry60 :

Mallarmé, m’ayant lu le plus uniment du monde son Coup de dés, comme simple préparation à une plus grande surprise, me fit enfin considérer le dispositif. Il me sembla de voi la figure d’une pensée, pour la première fois placée dans notre espace… Ici, véritablement, l’étendue parlait, songeait, enfantait des formes temporelles. L’attente, le doute, la concentration étaient choses visibles. Ma vue avait affaire à des silences qui auraient pris corps. […] C’était, murmure, insinuations, tonnerre pour les yeux, toute une tempête spirituelle menée de page en page jusqu’à l’extrême de la pensée, jusqu’à un point d’ineffable rupture : là, le prestige se produisait ; là, sur le papier même, je ne sais quelle scientillation de derniers astres tremblait infiniment pure dans le même vide interconscient où, comme une matière de nouvelle espèce, distribuée en amas, en traînées, en systèmes, coexistait la Parole ! […] – Il a essayé, pensai-je, d’élever enfin une page à la puissance du ciel étoilé ! (Paul Valéry, Au directeur des « Marges », 1920, variété II, p. 624-626 – souligné par l’auteur)

Le jeu de dés est à l’image de la carte du ciel, mais son modèle est le résultat d’un décentrement de la page et du livre. S’inscrivant en parallèle d’un mouvement que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de publicitaire (même si cela est anachronique), soit en lien avec des motivations commerciales, le poème de Mallarmé suit l’entreprise de réévaluation et de recréation de la ligne : il forme une espace graphique « où l’écriture se caractérise moins par l’élan d’un geste énonciatif – lequel se trouve d’ailleurs figé en stéréotype dans l’imprimé – que par le style et l’épaisseur charnelle ou aérienne de ses traits » [@christin_image_1995, p. 213]. Cette poèsie de la matière d’écriture n’est pas seulement une solution pour libérer du poids de l’énonciation « de ce je d’autorité et de voix qui était censé régenter tout discours comme toute pensée » [@christin_image_1995, p. 212], mais pour générer un déplacement d’une instance d’énonciation à une autre.

Invention du média écranique, le Coup de dés a nécessité un long et complexe travail d’édition, présenté comme un cas en littérature des tensions entre instances auctoriale et éditoriale. Cela est certainement dû en partie à l’exigence et la minutie du poète, mais aussi à la difficulté du dialogue entre deux considérations du texte. Le souci des marges, de la place des mots, de leurs grandeurs, leurs polices61 n’était pas esthétique, il était poétique au sens où il constituait le propos du poème. Ces blancs, selon les conventions et techniques d’édition de l’époque, ont été, comme pour La Fabrique du pré, répartis libéralement. Le blanc lui-même ne signifie pas l’écart nécessaire à la lisibilité des mots : il est indissociable de l’image du texte.

Maquette autographe (Avril-Mai 1897)

Double page ouverte, la création littéraire consiste à réinventer un support, celui de la « page blanche annonciatrice de mots » [@christin_image_1995, p. 213] où les vides sont des instances d’énonciations éditoriales : « Les “blancs”, en effet, insiste-t-il, assument l’importance, frappent d’abord » dit Mallarmé lui-même. Le travail de la « Page […] prise pour unité » (Mallarmé préface 1897) cristallise en l’entreprise révolutionnaire littéraire62 et ce qui était pensé vide, neutre, passif est une chair désormais saisie comme vive, puissante et déterminante de l’écriture.

[L]a page, ici est fondatrice, non seulement parce que c’est sur elle que repose la création du poète mais parce que le don du texte passe également d’abord par son approche. Le commentaire qu’a donné Mallarmé de son poème pour la revue Cosmopolis ne traite que d’elle, réservant à la typographie quelques lignes où elle est assimilée à une interprétation vocale accessoire […] [@christin_image_1995, p. 214-15]

L’importance de la page se mesure au travail de sa couleur. Le blanc fait partie de l’écriture du poème et on ne saurait distinguer ce blanc de la réalité du support63, réalité matérielle qui est, même si constamment présente à la vue de tous, est aussi continuellement ignorée. L’investissement de l’albe de la page par Mallarmé n’a d’ailleurs pas été compris par ses contemporains et cette poétique « est demeurée obstinément invisible aux yeux de tous ses commentateurs, et cela jusqu’à nos jours » [@christin_poetique_2009, p. 145]. L’édition réalisée en 1980 par la revue Change et le groupe d’atelier (Ronat/Papp), si elle a le mérite de prendre en compte davantage l’importance de l’espace (décrite notamment comme une « édition mise en œuvre »), se fonde sur une perspective linguistique du blanc ou sur la règle d’insertion du blanc qui, comme l’écrit Mitsou Ronat dans la préface de l’édition, est la suivante :

Insérer du blanc uniquement là où la lange a « surdéterminer » le lien entre les éléments disjoints. [@ronat_coup_1981, p. 28]

Une fois encore, l’image du texte – qui, contrairement à La Physiologie, est ici très claire mais peut-être trop ambiguë – est analysée comme substitut linguistique, dans une perspective d’analyse textuelle classique, une interprétation structuraliste qui donne une préférence à la parole, reniant sa mise en espace. Le fait que la phrase elle-même se trouve déplacée de son espace d’une page seule à la largeur de la double et que sa linéarité se poursuive par l’écart implique un travail de mise en page qui porte une vision du texte comme une composation plastique.

Épreuve du Coup de dé pour l&rsquo;édition d&rsquo;Ambroise Vollard (1897)

L’innovation d’une telle démarche poétique ne se situe pas au niveau linguistique, il ne s’agit pas de changer la langue ou de déplacer le centre de la narration d’un humain à un animal, mais au niveau de l’espace : en ajoutant des distances, Mallarmé « disperse » (selon son propre terme) et implique l’écriture dans un champ graphique qui invoque sa spacialisation et sa part picturale64. Il fait en sorte de que « le texte fasse corps avec le papier même » (Lettre de Mallarmé à Edmond Deman du 28 avril 1888 cité dans Edemond Deman, éditeur de Mallarmé). L’image du texte, au sens plastique, n’est pas portée par les mots il est dans ce qui n’en sont pas, dans les respirations, dans la technique spatiale de la page.

Espace de montage
Module Coup2D
Prévue en tant que performance en ligne à l’Unconference 2023 de l’Electronic Literature Organization, la création Coup2D sera l’édition numérique du poème de Mallarmé à l’aide du logiciel de montage vidéo Shotcut.
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title: "La ligne retrouvée"
chapitre: 1
section: 3
sous-section: 2
sous-sous-section: 3
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La ligne retrouvée #

où on rencontre la nuit qui nous permet de retrouver cette ligne de l’écriture.

Nox is not simply read but also felt, seen, unfolded, and sifted through. [@sze_consolatory_2019, p. 66]

Élégie à la mémoire de son frère, Nox d’Anne Carson est une création qui hésite entre l’objet littéraire et le livre d’artiste65. Décrit successivement comme « a pastiche of numbered entries » [@stang_nox_2012], « a tactile and visual delight » [@martinuik_careful_2011], a « diversion from our expectations » [@bradshaw__work_2013], Nox se propose comme l’agencement de l’objet livre et surtout son détournement. La création se présente sous la forme d’une boîte (15.49 x 6.86 x 23.88 cm), contenant une seule page de plus de 20 mètres de long, pliée en accordéon 192 fois et ne disposant d’aucun indicateurs paratextuels66. Du côté de la lecture, sur un fond légèrement grisé, un ensemble de fragments (citations, définitions, traductions, extraits de lettres, pièces de poésie, photographies, peintures, dessins). De l’autre, du blanc67.

Livre devenu boîte et principe d’imbrication, Nox a été été interprété comme une double élégie : celle d’un frère (Michael Carson) et celle d’un modèle/format (le livre)68. Au-delà du deuil que peut en effet incarner l’organisation matérielle de l’objet, Nox se présente surtout comme une remédiation [@wurth_re-vision_2013, 27] puisque les fragments qui composent l’hommage sont issus de la numérisation d’un carnet personnel de l’auteure. Les textes n’ont pas été retranscrits, ils sont en fait des images du média d’origine répliqué, un fac-simile à la qualité « Xerox ».

When my brother died I made an epitaph for him in the form of a book. This is a replica of it, as close as could get. (Anne Carson, 4^ème^ de couverture de Nox)

La réplication est à l’origine de l’entreprise littéraire et permet d’adresser plusieurs questions quant à la matière d’une œuvre. Si un texte est une matière comment le déplace t-on dans une autre matière tout en respectant la logique de son organisation ? Comment opère t-on une reproduction méchanique d’un objet intime ? En ce sens, le travail éditorial ne signifie pas créer un objet aux caractéristiques nouvelles, mais plutôt restituer des caractéristiques anciennes. Comme souligné par Sze, le terme nous vient du Latin replicare qui signifie « répondre », « copier » mais également « replier » [@sze_consolatory_2019, p. 67]. Nox est une entreprise de recueillement qui joue avec la mélancholie face à une remédiation impossible : sont à son service les diverses impressions de transparences, d’épaisseurs, de textures qui souhaitent faire la liaison avec un média qui ne nous sera jamais atteignable69. Le thème du voir au travers de la remédiation est également filé dans le texte70 : outre l’illusion filée d’une tranparence entre les pages, la section 1.1 présente la définition du terme per (« à travers ») ; la section 1.2 présente l’ombre d’une image présente au pliage suivant et présente le principe d’autopsie ; la section 1.3 présente l’étymologie du terme mute (formation onomatopoéique ne renvoyant pas au silence mais à une idée de l’opacité de l’être humain). Mais le concept évoqué qui semble le plus à propos est celui emprunté par Carson à Heidegger [“Science and Reflection” in @heidegger_question_1977, pp. 155-82.] : celui d’Unumgänggliche traduit par Overtakelessness et qui désigne ce qui ne peut être ni évité ni ignoré, ce sur quoi on recueille des faits, des caractéristiques tout en restant au-delà. La relation et la connaissance de l’autre, mais aussi la rencontre et la compréhension du média. Le message est ici un fantôme dans la page puisque Nox est une image technique du premier texte et de sa plasticité déployé sur plusieurs métres.

L’édition par New Directions est telle que lire signifie tirer le support et de ce fait prendrer dans son sillon l’ensemble des fragments. Car composé d’une seule unité matérielle, il y a l’idée que tout le livre bouge dans le geste de lecture. Déconstruction d’un format64, Nox impose un maniement qui est propre à l’agencement de sa chair71 : le pliage « disrupts the linearity of the text and intensifies our haptic orientation toward the artifact » [@sze_consolatory_2019, p. 66]. En ce sens, Sze considère Nox comme une invitation à la rencontre non seulement avec un texte (ou intertexte dans la mesure où les fragments sont eux-mêmes des collages de différents feuilles), mais avec un objet. Nox entre également dans la catégorie des livres objets mais également comme un objet dynamique au sens même où l’entendait Lissitzky, « unité de systèmes acoustique et optique » impliquant la participation active de la lectrice. Sze insiste à la suite d’@anderson_family_2010 que la lecture ici nécessite de penser en amont un espace de lecture72. Cette rencontre, au sens de prise de conscience73, est celle d’un média détourné de son utilisation habituelle, et ainsi de ses caractéristiques et potentialités hors d’un système d’usages.

Carson suggère à ce propos une lecture toute particulière :

Do you have a long staircase? Drop it down and watch it unfold. I did. [@sehgal_evoking_2011]

L’objet impose une quête, quête d’un lien entre fragments mais aussi quête herméneutique sur le sens de son architecture. Le choix d’un récit par fragments peut d’ailleurs étonner en ce qu’il est inscrit dans un design continu. Il a été analysé comme permettant de « limiter le processus de lecture » pour « attirer l’attention sur le medium en tant que dispositif de sens »74. Les entrées des dictionnaires (que l’on rencontre toutes les trois ou quatre pages) sont sur ce point exemplaire : invitant à un survol de la lecture (bien qu’elles soient de la main de Carson), elles impliquent surtout de constater la structure de la page, de remarquer l’esthétique du scrapbook.

La structure interne du livre déjà semble refuser une analyse classique : Nox est dépourvu des marqueurs paratextuels issus du codex (numéro de page, titre de chapitre, table des matières). Sze avance que Nox présente davantage une exploration sur le modèle de la base de données tel que décrit par Manovich[69] :

As a cultural form, a database represents the world as a list of items and it refuses to order this list. In contrast, a narrative creates a cause-and-effect trajectory of seemingly unordered items (events). Therefore, database and narrative are natural enemies. Competing for the same territory of human culture, each claims an exclusive right to make meaning out of the world [@manovich_language_2001, p. 225]

À l’image d’une ligne du temps et d’une vie, les fragments sont ceux d’une trame indivisible : sur le même principe que celui de l’archive, il n’est pas question de rompre le fil entre les composants, mais de les prendre tous ensemble. La structure de la page unique, dépliable il semble à l’infini, dans un unique mouvement, n’est pas sans évoquer la possibilité du scroll infini à l’écran, ne pouvant pas être remédié dans un format-livre Kindle. La ligne, perdue dans l’écriture clavier selon Ingold (Une brève histoire de la ligne), se retrouve ici non dans l’écriture, fragmentée, éparpillée ou recouverte, mais dans la page. La restructuration du carnet d’écriture dans une version plus exhibitionniste, ou qui du moins se montre dans la continuité d’un séquencement évoque le rêve hypertextuel de Nelson. C’est une résistance à la coupure qu’opère Nox à l’instar de bien d’autres sensibilités littéraires : il n’est pas anodin que Ponge ne recoure pas au découpage et au collage « avec ciseaux et matériaux adhésifs », pratiqués de longue date par des auteurs qui s’inscrivent « dans une tension entre l’accumulation du déjà écrit et la projection à l’œuvre encore à venir » (Bustarret 2011 : 372). La fabrication de l’écriture selon Ponge consistait à « [m]ettre sur la table les états successifs de [s]on travail d’écriture », soit à étaler la suite de ses esquisses, brouillons, états comme on abat ses cartes pour jouer franche littérature. Nox s’encre dans la même impudeur en choisissant le défilement papier de l’intime. Ces fabriques de l’intime écriture, parce qu’elles ont posé la question de l’humain et du non-humain et qu’elles impliquent une perspective matérialiste de la littérature, invitent à se poser dans un dernier temps de ce chapitre sur le fait de l’incarnation.

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title: "Incarnations & Hypertextes"
chapitre: 1
section: 3
sous-section: 3
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Incarnations & Hypertextes #

où on passe à un nouvel imaginaire, qui est celui du corps

Les artistes de diverses disciplines sont toujours les premiers à découvrir comment permettre à un médium d’utiliser ou de libérer l’énergie d’un autre médium. [@mcluhan_understanding_1994, p. 75]

Dans Understanding Media: The Extensions of Man, McLuhan présente la rencontre ou ce qu’il appelle aussi l’hybridation entre deux médias. Si ce phénomène permet selon le chercheur canadien d’adopter une autre posture vis-à-vis du média et de nous libérer de son emprise hypnotique qui nous cache son fonctionnement par un caractère d’inédit et d’étrangeté, il est aussi conçu comme une technique de créativité [@mcluhan_understanding_1994, p. 76] en ce qu’il implique une recherche de l’interaction, une curiosité pour la réaction entre deux organismes au début séparés. Dans le même ordre d’idée, Kittler [-@kittler_gramophone_1999] définit le dispositf de lecture classique dans un état hallucinatoire, état qui imerge dans la quête d’un sens entre les lignes et les lettres. L’hybridation, phénomène qui force à un décentrement de l’analyse du contenu vers le contenant, est alors importante parce qu’elle entraîne et implique un processus de discernement. Cette perspective résonne avec l’une des critiques majeures adressées au chercheur : celle qui vise son indifférence à l’égard du contenu donnant parfois des théories unifiées du monde. C’est pourquoi on pourrait ajouter une voie alternative menant au revif du média à l’esprit, hors de la « torpeur et de la transe » de l’analyse, qui parvienne cependant à conserver un intérêt pour le contenu : celle du détournement. Le détournement d’un média désigne ici une utilisation qui dépasse, déborde, ou qui va à l’encontre des emplois originellement prévus, d’usages et relevant de la norme. La logique du détournement fait ici écho aux notions de désautomatisation ou étrangisation telles qu’énoncées par Victor Šklovskij [-@sklovskij_art_2008] qui désigne par ces termes un procédé artistique visant à susciter un sentiment d’étrangeté face à la création, soit à détruire une approche dîte automatique. L’exemple donnée par Šklovskij est notamment celui du Cheval de Tolstoï, un récit qui se fonde sur la perspective d’un cheval pour rompre avec les habitudes de la narration littéraire. Pour le cas de l’implémentation du principe de texte littéraire dans le cadre d’environnements numériques, des créations ou fabriques ont trouvé dans les nouveaux écosystèmes des espaces pour exprimer des réalités et relations dont la recherche n’avait pas encore entrevu l’intérêt. Entre modernité et atemporalité de discours sur la littérature, les principes du textes numériques tels qu’investis par certains regards sont l’occasion de prolonger le corps humain vers un autre média. Les exemples qui vont suivre, parce qu’ils « interroge[nt] la technologie d’inscription qui la produit », peuvent être abordés comme des « technotextes […], terme qui relie les constructions verbales du texte à la technologie qui les produit » en tant qu’« une œuvre littéraire [qui] mobilise des boucles réflexives entre son monde imaginaire et l’artéfact matériel qui lui fournit une présence physique » [@hayles_writing_2002, p. 25].

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title: "L'autre texte"
chapitre: 1
section: 3
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L’autre texte #

où on observe au microscope la fusion très cyborg du texte et de l’ADN

Mise en pratique scientifique et fictionnelle de cette dépossession (sinon volontaire au moins majoritairement inconsciente), de la performativité de l’encodage et de la créativité de l’hybridation, le projet bioartistique du Xenotext de Bök [-@bok_xenotext._2015] a entrepris d’encoder un roman dans un code génétique pour observer sa libre évolution, pour voir vivre organiquement le texte.

The Xenotext is my nine-year long attempt to create an example of “living poetry”. I have been striving to write a short verse about language and genetics, whereupon I use a “chemical alphabet” to translate this poem into a sequence of DNA for subsequent implantation into the genome of a bacterium (in this case, a microbe called Deinococcus radiodurans—an extremophile, capable of surviving, without mutation, in even the most hostile milieus, including the vacuum of outer space). [@bok_xenotext._2015]

« Living poetry » ou projet techno-lyrique, le processus de création du Xenotext se conçoit comme une série d’instructions pour qu’un orgnanisme parvienne à produire une protéine viable et bénigne : le génétique considérée sous l’œil de la littérature, la forme de vie est alors conçue non seulement comme une archive durable et vivante pour un poème (comme les hommes-livres de Fahrenheit 451), mais également comme des « operant machine » qui sont en mesure de produire des poèmes. En 2011, Bök a pu observer la réaction atomique de son code poétique : le gène X-P13 a produit une fluorescence rouge lors de test d’essais de l’Université de Calgary « meaning that, when implanted in the genome of this bacterium, my poem (which begins “any style of life/ is prim…”) does in fact cause the bacterium to write, in response, its own poem (which begins “the faery is rosy/ of glow…”). » Associé au travail du pionnier Kac, qui dans sa création Genesis (1998-1999) a encrypté une phrase de la Genèse dans une portion d’ADN, Bök a cependant précisé la différence fondamentale entre les deux entreprises bioartistiques :

[I]t does not seem radically different from the act of inserting a copy of the Bible into the saddlebag of a donkey, and then letting the donkey wander on its own through a minefield. I think that, if possible, the inserted text must change the behavior of the donkey in some profound way, perhaps converting it to Christianity, if you like. [@wershler_xenotext_2012]

Au-delà de l’irrévérence que l’on peut trouver à la comparaison, le message a le mérite d’être exposé clairement : il s’agit d’entreprendre l’encryptage dans une visée de stigmergie, donc de procéder à une création qui ne sépare par l’ajout (l’inscription) de son support (l’ADN) mais qui réalise un co-organisme. Technotexte, la création de Bök problématise le corps médiatique et de ce fait se dérobe aux stratégies manipulatoires usuelles, font de l’acte de lecture autant l’objet d’une quête que l’examen ici biologique d’un corps de texte. Comme pour Nox, la quête de la matière implique dans le sens de la création le développement d’un mode opératoire particulier dans la mesure où il dévie de la cérémonie habituelles de gestes imposée par le modèle du livre classique [@carson_nox_2010] mais aussi son principe d’incarnation.

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title: "La Page-peau"
chapitre: 1
section: 3
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La Page-peau #

où on retourne à notre passion de dissection pour suive à la trace les pages de SKIN

Plus à la surface du derme, l’entreprise littéraire du projet SKIN: A story published on the skin of 2095 volunteers de Shelley Jackson décline également la problématique du l’incorporation de l’écriture en dépassant le fonctionnement de l’hypertextualité. Initié en 2003, le projet se compose de peaux tatouées d’un mot : chaque individu du projet (à ce jour au nombre de 1449) porte/incarne une partie de la création (à ce jour 553 mots tatoués et 372 phrases). Le texte est alors éclaté en plusieurs instances hypertextuelles pour former un discours de peau (une derma-tologie). Comme pour la dispersion du texte numérique, la création est ici à aller rencontrer à plusieurs endroits, selon plusieurs principes corporels, pour être atteinte. La création SKIN, comme son titre l’indique, n’existe pas en dehors du support poreux de son inscription : si on pourrait envisager une transcription papier et imprimable en un seul livrable de ce récit, il faut bien préciser, dans la continuité de la réflexion présente, qu’il s’agirait alors d’une autre « œuvre », ou d’une extension de cette dernière dans la mesure où les caractéristiques fondamentales de fragmentation, d’incarnation et de mortalité58 ne seraient plus représentées.

L’intérêt porté au corps, le développement d’un système numérique et hybride pour comprendre le fonctionnement organique de ce dernier, la performance d’un épuisement de ce dernier qui lie organe et texte se retrouvait déjà dans une création antérieure à SKIN. Parmi les premières créations hypertextuelles, Patchwork girl (1995) peut être abordée comme une carte poétique de ce qu’est un texte numérique, compris comme un corps où les membres se connectent pour former un vaste récit. Des visuels de positionnement des textes (estomac, crâne, bras), comme les schémas d’acupunture, permettent de reconstituer un corps éclaté : chaque segment narratif décrit la provenant de la partie du corps associé. Cette structure entre lien et extension réussi à concevoir une unité dans la dispersion par la constitution d’une identité qui émerge de la relation : « Elle », la patchwork girl, ou la fiancée du monstre de Frankenstein recomposée par Mary Shelley à partir de plusieurs bouts de corps de femmes. L’Elle hybride n’est pas sans évoquer la figure du cyborg (cybernetic organism), être à mi-chemin entre artificialité et nature. La fusion est celle entre le principe humain et non-humain qui est opérée par l’écriture, moins par le style de la description comme pour l’Éve future, que par le projet d’agencement des conjonctures textuelles.

La patchwork girl semble réaliser cette utopie, où le corps féminin n’est plus un objet biologique mais, comme l’andréide de Villiers de L’Isle-Adam [-@villiers_de_lisle-adam_eve_1993], une construction de mots et d’imaginaires, donc de mécaniques. Le corps hypertextuel de la création de Jackson implique que « la physique du support […] a pris le pas sur la raison du support : le calcul contribue à constituer une succesion arbitraire de document, d’avant et d’après, au lieu de constituer une temporalité lectoriale. » [@saemmer_hypertexte_2015]. Hyperfiction développée grâce au logiciel Storyspace, la création propose une navigation à travers un corps de texte [@archibald_texte_2009] en articulant conscience du corps et matérialité du texte [@kayser_deconstruction_2019].

Cette invention d’une forme en accord avec les caractéristiques de l’écran au-delà d’une imitation du papier nous sort d’un modèle de lecture pour considérer une nouvelle esthétique au sens de faculté de percevoir par les sens :

La dimension sensible de la lecture et ses effets ont souvent amené les historiens à survaloriser l’exclusivité du livre imprimé. S’il est vrai que tenir entre ses mains, « toucher » un livre joue un rôle important dans l’appréciation de l’objet, il est tout aussi vrai que la navigation et le feuilletage numériques ont leurs plaisirs spécifiques, leurs esthétiques propres. [@doueihi_livre_2010, p. 111]

Ces autres créations, alien ou recomposition, sont une déclaration artistique pour l’exploration de corps littéraires, entre incarnation et intrusion, qui « no longer take on the form of codices, scrolls, or tablets, but instead [….] become integrated into the very life of their readers. » [@bok_xenotext._2015]. Prenant en compte le cadre concrêt d’inscription (peau ou gène), la création ne peut se départir de la dimension technique du texte à produire, l’écriture en temps que geste est entrepris comme une procédure où les gestes, manipulations, outils comptent. Création et documentation autour des processus de création sont alors indissociables pour rendre compte de la performance sur ce qui constitue le texte.

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title: "La transgression de la performativité"
chapitre: 1
section: 3
sous-section: 3
sous-sous-section: 3
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La transgression de la performativité #

où on renoue avec la problématique matière/forme pour tenter de la résoudre dans la performance

Les réflexions jusqu’ici déployées – refusant l’abstraction, soulignant la matière – ont cependant esquivé la mesure ontologique de l’hypothèse et laissé les analyses dans une ambiguïté qui est moins due à un choix esthétique qu’à une véritable – si ce n’est la véritable – complexité de cette étude. La matière et le sens sont-ils une seule et même chose que le discours viendrait distinguer par convention, practicité de l’analyse ou même paresse ? Ou sont-elles différenciables mais non-indépendantes dans la mesure où elles se trouvent toujours l’une à l’autre liée ?

L’exemple du projet #GraphPoem (2014 Tanasescu) est sur ce point représentatif d’un dépassement de la question ontologique sans la résoudre tout à fait. Développement d’une approche holistique de la poésie (Tanasescu et Tanasescu 2022) par le traitement automatique du langage naturel (TALN) et la théorie des graphes, #GraphPoem explore le principe de machine littéraire tout en concevant la création issue comme la base pour une réflexion médiatique (Tanasescu 2022) et notammant sur la question technique de l’écriture par le principe de performance. À ne pas confondre avec le principe de fabrique même si les deux sont liés par une entreprise de déconstruction, l’effet de la performance n’est pas tant de livrer les modes opératoires et processsus qui la constituent en tant que telle « from beyond » (Tanasescu 2022) mais plutôt de refaçonner le lieu de l’écriture de la performance (ou ce que j’appellerai le from within).

Parmi les productions du projet #GraphPoem, l’exemple développé par Tanasescu dans son étude (2022) permet de saisir toute l’épaisseur d’une poétique qui est autant une prise de position claire qu’une expérimentation toujours actuelle autour de l’écriture. Conçue à l’occasion de la conférence DHSI 2021, la création Brussels du groupe de poésie automatique Margento se définit comme un poème transmédial et hypersonnet futur de type HCI (Human-Computer-Intra-action) composée d’un ensemble de quatorze poèmes, d’un Notebook Jupyter et de quelques scripts en python, d’une repositoy GitHub, d’une note sur la dimension technique et d’une déclaration poétique, de poèmes résultat d’autres calculs, de listes de mots et des listes des arrangements lexicaux. La création, si elle aurait pu être simplement présentée comme un ensemble de quatorze poèmes, ne doit pas ici se défaire des espaces techniques qui l’accompagnent. Plus que d’allonger une description, ces environnements sont la création en ce que Brussels n’est pas un recueil mais une performance poétique qui embrasse autant la fabrique technique de l’écriture que sa généalogie. Le processus de création décrit par Tanasescu :

While strolling in various communes of Brussels I would stumble upon a place speaking to me in a really particular way (but otherwise hardly noticeable to other passers-by), and that is how the compositional process began. As I let my senses be suddenly, fully, and continuously flooded by the feel and vibe (and noise) of the place, I would put together a list of words in my mind, avalanching in no particular order (what natural language processing or NLP calls a “bag of words”) and with no syntax or poetic form in mind, while also trying to think of, or find online, an existing poem that would go best with that environment and the mood it put me in. In many cases, a relevant poem or poet popped into my mind or was among the Google or various database search results I uncovered afterwards, or I would simply serendipitously come across it much later. This poem would then go in the guiding dataset, while the poem I was working on would continue to evolve. I was being a flaneur around the city, across a database, and along a compositional process at the same time […].

se retrouve dans la création sous la forme d’une base de données formant un corpus à l’image des pérégrinations. Le geste de lecture associé à la marche implique une intervention particulière : scraping75. Nœud de la relation entre l’humain et la machine, le scraping est autant un geste de modification, de participation et d’obéissance à la procédure de la performance.

It actually works as a “mental” AR app popping up before our eyes in the process of translating (scraping and processing) what we see as we walk. Translation or app or both are shaped in the process. While translation generates both the “original” and the “translation,” the AR does not presuppose a constant or self-contained R either. Rather, AR and R search through/with, and thus shape, each other in the process. Poems are picked for guidance in a specific spot, are de/re/trans-formed, or added to the guidance corpus as we go along, while what we scrape, what we (choose) to see is grounded in those poems (Margento, Brussels)

À partir de cette poétique en marche, le code de Brussels doit produire des poèmes évolutifs au déplacement, soit constituer un réseau de poème ou hypersonnet. Cet objectif est notamment décrit dans la déclaration poétique ou le readme du repository :

Maths. Our code computes (iteratively, where needed) the similarity between the emerging poem’s vector and that of the guidance corpus poem involved in mapping the place we loiter about at the time of “writing.” This computation is in fact part of the composition process, crucially impacting the poem’s form (described, therefore, as vector prosody) and informing the topology and optimal tour across the resulting corpus. It is not only the poetry of place involved that intertwines mapping and touring into a dynamic performative topophrenia (Robert T. Tally’s term). It is also the mathematics of poetic form transitioning from digits to the digital (or rather submerging the former into the latter) that accomplishes that in mapping and crossing vector and “real-life” spaces alike. […] The language and form mutual shaping process involves now a space-modeling mathematics of place exploration-generation (Margento, Brussels).

Conçu en trois étapes (scrapping poétique et physique, hypersonnet entre poèmes et plate-formes, performance du poème transmédial), Brussels ne trouvera finalement de fin à son écriture que lors du congrès DHSI lorsque l’hypersonnet est présenté et surtout complété : les mouvements et réitérations de la performance ont « detoured and/or superseded » (Tanasescu 2022) les étapes précédentes en constituant une réelle interprétation du poème.

The various spaces and times that the performance crosses, plots, and/or alternates become therefore instrumental in the context in inscribing and (re)shaping—and thus intermedially (re)performing and rewriting—the poem from scratch. (Tanasescu 2022)

Captation de l’écran du performeur, le curseur a ouvert un nouvel espace de production de poème, celui qui contenait le script de l’hypersonnet en tant que tel. Le temps passe et la page tarde à charger et scraper le contenu depuis le serveur. Alors le curseur pour remplir autant qu’occuper l’écran, ouvre de multiples fenêtres, repassant sans cesse devant les mêmes, ne faisant rien d’autres que les parcourir avec un minimum d’interaction avec ses éléments. Devenu danse, la performance semble presque oublier le script en arrière et plonge dans les bases théoriques de l’hypersonnet. Un article sur les modèles de traitement du langage naturel s’ouvre.

Marco Tulio Ribeiro et al’s. “Beyond Accuracy: Behavioral Testing of NLP Models with CheckList.”

Donnant le rythme de la séquence de lecture, le curseur va ouvrir une piste mêlant basse et batterie, mais nécessitant une mélodie, il y ajoute un enregistrement de l’Hortus Deliciarum de Hildegard von Bingen interprété par l’ensemble Discantus. La symphonie occupe l’écran et alterne entre ces synthétisations exploratoires et d’autres (le projet SloMoVo du poète numérique David (Jhave) Johnston) multipliant les applications jusqu’au bug (non définitif) à la minute 25:52.

Figure : The Brussels. A Human-Computer-Intra-action Hypersonnet Jupyter Notebook running while being hovered acress the screen and among the other windows and apps involved in the performance.

Sortie du sentier de sa procédure, la promenade en réseaux Brussels a cependant évolué autour d’une forme d’interaction entre humain-machine à partir d’une série d’écritures, ce qui correspond finalement beaucoup aux principes de #GraphPoem. #GraphPoem est justement un projet de performance qui pose la question de l’interface médiatique : lieu-performance (« venue-performance » Tanasescu) du commun, l’interface est fondamentalement multiple, engendrant des communautés en tant que performance et action, soit en tant que fabrique de l’évènement et de la création. Ce chevauchement ou imbrication entre briques d’inscription (communautés, données poétiques, espaces techniques) est ce qui donne les webformances (Tanasescu “Community”; voir aussi Tanasescu et al.; Tanasescu and Tanasescu). Dans ce projet, la contribution humaine est entrevue au sens large, ce qui la rend proéminente : par l’écriture, l’exécution du code, l’apport de données, le mouvement du curseur, la recherche de contenu, etc. Cette perfomativité, avec les dysfonctionnements qu’elle peut provoquer, est justement une façon de mieux illustrer les rapports entre matière et sens du point de vue des médias.

Performativity is the element of each action that eludes determination. It is what happens in the instant of action that could not have been foreseen” (Larrue & Vitali-Rosati, 49)

Performativity disturbs norms because it overflows from their determinative power and produces something new, unexpected and therefore, to some degree, subversive. (Larrue & Vitali-Rosati, 50)

La transgression ne signifie cependant pas que la relation est rompue, bien au contraire, puisqu’elle s’établie avec davantage de cohésion et permet de révéler l’entrelacement entre humain et non-humain (Larrue and Vitali-Rosati « intertwining » 123). Comme l’excommunication en tant qu’échec de la médiation n’en est pas moins une médiation tout aussi forte qu’elle se double d’un double regard et d’un décentrement, et comme l’irremediable est une disposition médiatique qui peut justement être saisi comme telle, la performativité en tant que non-détermination permet de comprendre la dynamique stigmergique (Dyens repris par Larrue et Vitali-Rosait, p. 53) qui lie matière et sens et imbrique en inter-action humain et non humain.

Cette réflexion s’inscrit dans une vision du texte comme agencements de multiples strates – performance commune, valeur graphique, produit de processus – qui déterminent les liens ou la relation médiale entre l’écriture et le support :

[t]he separation maintained by the interface between distinct entities or states is also the basis of the unity it produces from those entities or states (Hookway 4)

Au risque de paraître ne pas répondre à la question, l’ambiguïté me semble ici se dissoudre dans la proposition : elle est nécessaire pour penser la relation comme la séparation induite par le discours entre les éléments permet théoriquement de les comprendres ou de les idéaliser comme distincts (l’idée du texte, l’idée de l’écriture). Or, fabrication de la fabrique, la conceptualisation, construction théorique de ces notions, elle-même invalide son principe en ce qu’elle émerge et est ainsi déterminée par une suite de matières, de conjonctures bien concrètes. Tout semble revenir à la matière d’une certaine manière sans pour autant l’essentialiser comme tel, et en la comprenant par ses effets, phénomènes culturels qu’il nous tient d’analyser autant que de pratiquer (par le détournement, l’imitation, l’application). Donc que la distinction entre matière et sens soit un fait de langue ou une réalité qui n’implique cependant pas une totalement indépendance de l’une envers l’autre, que leur relation sont identitaire, assimilable ou simplement concordante, ne constitue pas la solution du problème et tend à plonger l’esprit dans le vertige de l’un et du multiple. Ce qu’il importe est davantage de comprendre les schémas de relations et d’interaction (appropriation, aliénation, transgression) possible et potentiels pour aller au-delà de la complexité.

Notes #


  1. Le terme « homme » est utilisé par l’auteur, certainement au sens d’humain : « C’est à leurs fabriques que l’on reconnaît les hommes » (Flusser 2002, p. 57). Sur cette terminologie, nous y reviendrons notamment dans le chapitre suivant. ↩︎

  2. « Ne se pourrait-il pas que certaines pratiques artistiques puisse suggéérer d’autres manières de faire de l’anthropologie ? » (2017, p. 35) ↩︎

  3. L’ouvrage Making (2013 et 2017 pour la traduction française) de Hervé Gosselin et Hicham-Stéphane Afeissa, lui s’encre dans une visée pédagogique forte et engagée. ↩︎

  4. « L’ordre du discours : s’il y a des choses dites, il ne faut pas en demander la raison immédiate aux choses qui s’y trouvent dites ou aux hommes qui les ont dites, mais au système de la discursivité, aux possibilités et aux impossibilités énonciatives qu’il ménage. » (L’Archéologie du savoir, p. 170) ↩︎

  5. Le stylet (ou style) est un équivalent du crayon : un poinçon (tige de plante) servant à inscrire les tablettes enduites de cire, dont l’extrémité était également utilisée pour désencrer ; la pierre ponce (équivalent de la gomme aujourd’hui) est une roche volcanique permettant d’effacer. ↩︎

  6. La question du masculin oulipien sera adressée plus tard par nos mots. ↩︎

  7. Le terme sera fondé en 1962, soit deux ans après la fondation de l’Oulipo, par la fusion des mots « information » et « automatique ». ↩︎

  8. Marc Lapprand l’évoque rapidemment les productions de l’Alamo et analyse le Conte à votre façon comme un hypertexte (voir Poétique de l’Oulipo, 1998 p. 59-68). Il y a peu d’évocation dans les autres références (Oulipo@50, 50 ans d’Oulipo, Many Subtle Channels, Esthétique de l’Oulipo d’Hervé Le Tellier). ↩︎

  9. Voir Gerico-Circav, 1994 ; dans la revue Formules notamment « Littérature numérique et caetera », n°10, 2006 et « Littérature et numérique : quand, comment, pourquoi ? », n°18, 2014 ; également les contributions de S. Bouchardon, P. Bootz, J. -P. Balpe, A. Saemmer. La critique anglo-saxonne cite volontiers le rôle pionner d’Oulipo : par exemple Noah Wardrip-Fruin, Nick Montfort, The NewMediaReader, MIT Press, 2003 ; Mark Wolff, « Reading Potential: The Oulipo and the Meaning of Algorithms », Volume 1 Number 1, 2007 ; Tan Lin, « Beyond noulipo (CMMP as Precursor of New Media Poetry) », The noulipian analects, Los Angeles, Les Figues Press, 2007, pp. 21-26, 124-128, 145-147. ↩︎

  10. Bernanos, La France contre les robots, Robert Laffont, 1947 ; Vian, « Un robot-poète ne nous fait pas peur » 10-16 avril 1953, Arts, reproduit dans Je voudrais pas crever, 10/18, 1972, p. 93-100. ↩︎

  11. Une version en ligne du livre est disponible sur Internet Archive↩︎

  12. Dans l’ouvertude de Oulipo : la littérature potentielle, la lectrice peut lire « L’OULIPO ce n’est pas de la littérature aléatoire. », ce sur quoi Roubaud insiste par la suite : « Le travail de l’OULIPO est un anti-hasard » (Oulipo atlas, p. 56). ↩︎

  13. Cette affirmation sera revue sous un autre jour par Bens lui-même : « Nous ne sommes peut-être pas tellement “anti”. Je préfèrerais dire que nous manifestons une certaine méfiance à l’égard du hasard » (Bens 2005, 146) ↩︎

  14. On pourrait bien entendu citer d’autres exemples comme Composition n° 1, un jeu de 148 cartes à battre avant chaque lecture [@saporta_composition_1962] qui offre aussi un principe de composition étanger au temps humain. ↩︎ ↩︎

  15. Comme Orwell, la réflexion de Kittler expose le système des renseignements trente ans avant leur diffusion. Sa conviction l’a justement mené à être l’un des premiers à constituer des cours de programmation à l’Université. L’imaginaire de l’onde qui convoit une dépossession ne serait peut-être qu’un symptôme qui traduit, non pas une immatérialité du numérique, mais le jeu de dissimulation qui est à l’œuvre. Dans la continuité de la machine littéraire, l’enquête humaniste du environnement (ici numérique) d’écritures permet de considérer le texte comme le lieu d’une image technique. ↩︎

  16. Dans le cadre de sa thèse de doctorat sur l’Oulipo, Sinclair avait développé l’un des premiers environnements d’analyse de texte dans un navigateur, appelé HyperPo, une plateforme d’analyse et de transformation de texte à la fois ludique et appropriable, qui est une inspiration de Voyant. ↩︎

  17. Parce que CMMP est dénué de ponctuation à l’exception de cinq points d’interrogation, le terme segment sera préféré à celui de phrase. ↩︎

  18. « [U]n tracé n’est rien sans le support sur lequel il s’inscrit et qu’il ne peut se définir comme un signe qu’en relation avec lui. » [@christin_image_1995, p. 17] ↩︎

  19. Conception crtiquée par Simondon, puis par Deuleuze et Guattari dans leur Traité de nomadologie (Simondon L’individuation à la lumière des notions de formes et d’information)(deleuze et guattari, capitalisme et schizophrénie 2 mille plateaux) ↩︎

  20. Développé par Aristote, l’hyléomorphiseme dissociait la matière et la forme dans la composition de l’être (objet ou individu) : le corps est formé par l’âme qui l’informe mais le noûs ou la raison peut être distinguée de l’âme et du corps, dinstinction qui reconduit une séparation entre des qualités intellectuelles, nobles et des qualités basses, viles. ↩︎

  21. Dont Zielinski Deep time of the media 2006; Parikka *What is media archaelogy? 2012; Citton « Herméneutique ou (re)médiation. Vers des études de médias comparées ? ». ↩︎

  22. Un Lord désespéré va à la rencontre de Thomas Edision pour une peine d’amour : il se suicidera s’il ne peut pas aimer de tout son être la femme de son cœur (qui est aussi belle que sotte). Edision lui fabrique une femme parfaite : à la beauté de son égérie avec l’esprit vif qui manquait au modèle. Les nouveaux amants réuni dans l’amour sont malheureusement séparés définitivement lors du nauvrage d’un bateau. On devine dans les dernières pages que le Lord, ayant survécu à sa muse, décidera de mettre fin à sa vie ne supportant pas le deuil. ↩︎

  23. Cette perspective de fabrication de la femme (de ses sens les plus primaires aux plus intimes comme la mécanisation de l’orgasme) fonde justement la dimension mysogyne du roman. ↩︎

  24. Référence à l’intelligence artificielle du jeu vidéo Halo, Cortana se présente sous les traits d’une femme à la peau bleue, au visage fin, courbes présentes et jambes élancées. Une même représentation se retrouve dans Blade Runner 2049 avec l’assistance domestique artifielle (nommée Joi). ↩︎

  25. Patchwork girl (1995) est justement une création hypertextuelle qui recompose le corps de femme par le fragment numérique écrit en s’imprégnant de l’imaginaire de Frankenstein. Ce cas sera étudié dans la troisième section du chapitre. ↩︎

  26. Le projet sera analysé comme un cas d’étude dans la troisième section du présent chapitre. ↩︎

  27. En réalité, les différentes sources sur le sujet semblent s’accorder sur un flottement même de la définition : certains y voient un arrêt vocal, d’autres un allongement [Voir Lachman]. ↩︎

  28. Les poèmes par ordinateur de Lutz (considérés comme marquant la naissance de la littérature informatique) « Stochastichte text » produits par un principe combinatoire avec pour unités les cents premmiers mots du roman Le Château de Kafka. ↩︎

  29. GPT Chat va par exemple « faire appel à des archétypes », ce qui nous permet de « désarmorcer ou de fabriquer nos propres archétypes ». ↩︎

  30. Parse (2008) de Dworkin est une traduction de How to Parse: An Attempt to Apply the Principles of Scholarship to English Grammar d’Edwin Abbott en utilisant les outils, manuels, matières d’écriture d’Abbott, donc en faisant dialoguant le texte avec ses propres outils d’analyse. ↩︎

  31. Et cette émergence ou révélation, si travaillée comme tel, peut avoir un intérêt poétique que nous explorerons justement dans le troisième chapitre. ↩︎

  32. Stein proposera quelques années plus tard une version abbrégée (« A rose is a rose is a rose ») qui est structurellement plus proche de la phrase de Kittler. ↩︎

  33. Source Abélard : Glossae II : Logica Ingredientibus (Logique pour débutants, avant 1121) ou Gloses de Milan, 4 : Gloses sur Porphyre, trad. an. P. V. Spade, Five Texts on the Mediaeval Problem of Universals, Indianapolis, Hackett Publishing, 1994. ↩︎

  34. Ironiquement, les anglais parleront d’intermédialité comme le in-between↩︎

  35. terme jusqu’alors utilisé en contexte environnemental pour désigner l’assainissement (site or ground remediation) des terrains contaminés par la pollution industrielle. Il désignera dans la pensée de l’intermédialité un type de relation intermédiale. ↩︎

  36. Parce que Kittler et Stein jouent sur le langage et que Vitali-Rosati, Larrue et Smith insistent sur le pluriel, on serait tentés de dire qu’il s’agit d’un problème de langage, or ces entreprises intellectuelles n’ont pas pour but de révolutionner le langage mais de modifier la conception, les imageries qu’il porte. Si cette resémantisation implique l’emploi de nouveaux termes (« conjonctures médiatrices »), c’est principalement pour clarifier le propos. ↩︎

  37. Terme vaste sur lequel on s’accordera pour le définir comme « a non-anthropocentric realism grounded in a shift from epistemology to ontology and the recognition of matter’s intrinsic activity » (Gamble, Hanan, et Nail 2019, 118).↩ ↩︎

  38. « My aspiration is to articulate a vibrant materiality that runs alongside and inside humans to see how analyses of political events might change if we gave the force of things more due » [@bennett_vibrant_2010, p. viiii]. ↩︎

  39. L’une des différences importantes cependant entre Bennett et Barad est que la première ancre le principe de vitalité de la matière dans la distinction entre vivant et non-vivant, tandis que la deuxième le définit comme ce qui est à l’origine de ces différences d’état. ↩︎

  40. À propos de la matière : « is […] doing » [@barad_meeting_2007, p. 151]. ↩︎

  41. « how it moves » [@nail_being_2019] ou « what it does » [@gamble_what_2019, p. 112]. ↩︎

  42. Thing-power est défini comme « the curious ability of inanimate things to animate, to act, to produce effects dramatic and subtle » [@bennett_vibrant_2010, p. 6]. ↩︎

  43. McLuhan ne présente ni ne souligne d’ailleurs cette dépendance comme un phénomène négatif ou une menace. ↩︎

  44. « mettre sur table les états successifs de mon travail d’écriture », Introduction de Ponge, Les sentiers de la création, 20 mai 1970. ↩︎

  45. 1954 : « J’ai bien envie de bouleverser un peu aussi le genre “préface” […] ou par la même occasion le genre titres, et donner, par exemple, une série de titres comme préface… » (Ponge 2005 : 321) ↩︎

  46. L’introduction de La Fabrique présente un nombre important d’images sexuelles pour qualifier le processus de création (littéraire) : accouplement, orgasme ou éjaculation de l’écriture. ↩︎

  47. qui a repéré « la façon qu’aurait Ponge d’appuyer plus ou moins fort sur la touche, ou sur le stylo, selon les mots de sa description, à la manière peut-être du pianiste qui use ou non de la pédale, allant même jusqu’à retenir le son de la note au-delà d’une juste mesure » (Roche 1989 [1986] : 372) ↩︎

  48. ou épreuve contractuele qui est la dernière étape avant la publication : une simulation de la production finale est soumise à l’auteur pour en valider la conformité et donner son accord pour publication. ↩︎

  49. Pour La Fabrique : « [i]l y avait eu un choix fait, d’accord avec moi par Gaëtan Picon. Il n’avait donné qu’environ les deux tiers. Il reste un certain nombre de feuillets qui n’ont pas été utilisés. » (Ponge 1997 [1977] : 275), alors que pour Comment une figue : « [alors, cette fois-ci, j’ai voulu que tout y soit. Il n’y a pas la moindre retenue, et c’est au sens moral aussi qu’il faut l’entendre, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de retenues en raison de – comment dirais-je – enfin du respect humain. Je donne tout, quitte à être particulièrement fastidieux. » (Ibid.) ↩︎

  50. Lanham cité par Larrue et Vitali-Rosati (2019) pour illustrer cette idée propose la métaphore de la fenêtre qui n’exige pas de l’observateur de choisir entre « looking at » et « looking through » (The Electronic Word: Democracy, Technology, and the Arts). ↩︎

  51. L’océrisation, ou lecture automatique des caractères, disponible sur Gallica ne fonctionne bien entendu pas sur ces pages et signale des erreurs. ↩︎

  52. Plutôt ironique pour un extrait qui les réunit dans le signe même de leur existence. ↩︎

  53. L’extrait est un des rares exemples « dans lesquels l’auteur […] met en valeur l’expression de l’image du texte à travers sa pratique de métier. » [@souchier_carnaval_2015, p. 3 - italique dans texte original]. ↩︎

  54. Un autre sens à donner au titre de l’ouvrage : physiologie, partie biologique de la trace, dans le mariage littérature/édition. ↩︎

  55. « Ce carnaval typographique […] fait donc partie du texte. [@souchier_carnaval_2015] ». Faire partie ici me semble peut-être trop doux : le carnaval typographique est le texte. ↩︎

  56. On y trouve l’expression d’engagements subersifs (la destruction des musées, la lutte contre le moralisme, ou le mépris des femmes). ↩︎

  57. « [L]‘écriture est née de l’image […] l’image elle-même était née auparavant de la découverte – c’est-à-dire de l’invention – de la surface : elle est le produit direct de la pensée de l’écran. » [@christin_image_1995, p. 8] L’écran est ici à comprendre dans une acception large, comme espace simultané d’inscription et de diffusion. ↩︎

  58. Dont la première dans le numéro 17 de la revue Cosmopolis par Arman Colin en 1897 ; le projet abandonné à la mort du poète avec Ambroise Vollard ; la republication de 1914 aux Éditions de La Nouvelle Revue française par Edmond Bonniot ; l’édition de la Pléiade de 1945 ; l’édition en fac-simile de Gallimard en 1998 ; la republication de 2004 par Michel Pierson et Ptyx. ↩︎ ↩︎

  59. Ce nombre varie selon les éditions, la version dans la revue Cosmopolis de mai 1897 était concentrée en 9 pages recto-verso, la version de Firmin-Didot s’étalait sur 24 grandes pages (38 sur 29 cm). ↩︎

  60. Paul Claudel le désignera également de « grand poème typographique et cosmogonique ». ↩︎

  61. De son propre aveu, il ne semble pas que Mallarmé ait en revanche accordé beaucoup d’importance à la typographie mais il aurait préféré le Garamond au Didot. ↩︎

  62. À ce propos, Mallarmé dira de la version raccourcie de la revue Cosmopolis qu’elle avait été réalisée ainsi pour « ne romp[r]e pas de tous points avec la tradition », sur ce point voir [@christin_poetique_2009, p. 141]. ↩︎

  63. Ce blanc devait d’ailleurs être plus vaste puisque les épreuves du poème issues de l’imprimerie Firmin-Didot présentait des pages de 38 sur 29 cm, soit des doubles pages de plus de 50 cm de largeur. L’édition de 1914 (Gallimard) a fait l’économie dans les marges. ↩︎

  64. C’est d’ailleurs ces deux aspects que semble retenir Broodthaers dans sa version sous du poème sous la forme de livre d’artiste : les mots sont remplacés par des lignes noires tout en conservant leurs emplacements d’origine. ↩︎ ↩︎

  65. « as much an artifact as a piece of writing » [@0rourke_unfolding_2010]. ↩︎

  66. On trouve un autre exemple de cette organisation du livre avec La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Blaise Cendrars, mise en forme par Sonia Delaunay [-@cendrars_prose_1913], désigné comme le « premier livre simultané » [@cendrars_blaise_2006, p. 299.]. ↩︎

  67. À la différence de La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France où le côté gauche et le côté droit doivent être lus. ↩︎

  68. Tanis MacDonald dit que Nox « enact[ing] its own paradox by offering itself as an epitaph for Michael Carson, but also for the idea of the book itself » [@macdonald_night_2015, p. 57]. On peut en ce sens comprendre l’élégie culturelle dans le design de la boîte : non seulement démantèlement d’un format, mais également figure de cercueil. ↩︎

  69. On peut à ce propos penser à l’aura de l’œuvre d’art selon Benjamin : « Even the most perfect reproduction of a work of art is lacking in one element: its presence in time and space, its unique existence at the place where it happens to be. » [@benjamin_oeuvre_2007. p. 214] ↩︎

  70. Pour ne pas aller contre la logique du livre ou y apposer la mienne, les extraits seront cités selon les sections. ↩︎

  71. Décrit comme « not exactly a companionable object » [@motion_cinder_2010] ↩︎

  72. « I have argued that we can best understand the materiality of Nox by considering not what it is but what it asks us to do. Complicating its status as an object for passive aesthetic reception. » [@sze_consolatory_2019, p. 76] ↩︎

  73. « Nox thus gives us a heightened awareness of reading as a spatialized and materialized activity. » [@sze_consolatory_2019, p. 68] ↩︎

  74. « By limiting the reading process through the fragmentation, attention is drawn to the medium as a signifying tool. » [@palleau-papin_nox_2014, p. 9] ↩︎

  75. Le terme ne sera pas traduit ici pour justement laisser le balancement entre l’idée de parcourir et de gratter, d’atteindre. ↩︎


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