Le savoir intranquille du texte numérique

Remerciements aux organisateurs et organisatrices pour cette occasion de parole et de partage. Remerciements aux techniciens et techniciennes de tous métiers pour l’organisation concrète de l’évènement. Remerciements tout particulièrement à Karine Gendron.

Présentation dans le cadre du colloque interdisciplinaire « La connaissance intranquille » (Montréal) - 2-3 Juin 2022

Titre : Le savoir intranquille du texte numérique
Sous-titre : Restituer une intimité avec son texte à l'écran

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Texte #

Je voudrais commencer par adresser la question de l’imaginaire du texte numérique, de toute la mythologie qui vient border mais aussi plonger ce type de texte dans un élément qui nous dépossède vis-à-vis de ce dernier.


Imaginaire en eaux troubles #

Parmi les imaginaires des nouveaux médias (qui semblent ociller tantôt technophiles (Levy 1987), tantôt technophobes (Biagini 2012), il est une métaphore qui peut sembler transparente, claire mais qui dissimule ses récits : celle de la liquidité.


C’est, selon ses propres mots, en observant le mouvement de l’eau entre les doigts de sa main immergée, que Ted Nelson aurait pensé à un système de relations qui sera plus tard implémenté techniquement comme l’hypertexte, ce texte qui va au-delà, cette vague qui mène vers ailleurs et qui structure aujourd’hui tout le réseau des contenus en ligne (Lo and Behold, Herzog, 2016).

Si Nelson désignait par cette image le principe d’interconnection (le défi d’une continuité dans le séquencement, le fait de pouvoir échapper à une linéarité du texte sans tomber dans son chaos), l’analogie entre un média et un environnement naturel a dérivé jusqu’à annuler la matérialité de l’un au profit de l’immatérialité de l’autre. Pour le dire plus clairement, mais toujours en métaphores, nous avons perdu le cap de l’analogie.


La métaphore liquide se retrouve dans l’ensemble de la langue numérique : navigateurs pour consulter le flux des information ou surfer sur le Web, ancres pour désigner les liens hypertextuels, phishing ou hameçonnages des utilisateurs et des machines, comptes-pirates, feuilles de style en cascade, streaming (flux, ruisseau) pour désigner la diffusion, etc.

Ce qui devait être une image pour comprendre la dynamique modulaire des environnements numériques (le numérique comme un flux) a dévié/dérivé vers une conception plus sibylline d’un média pris au sens large (le numérique comme un éther, aussi magique qu’insaisissable par l’esprit). Ce passage d’un fluidité à une virtualité en fait une infrastructure vide, flottante, sans corps ni matière.


Le texte numérique est alors une abstraction, évanescent et flottant dans le bleu d’un support où nous n’avons pas à faire, au sens où nous n’avons pas à comprendre le fonctionnement : on nous guide dans nos gestes d’écritures, de lectures, de recherches. On le fait pour nous au sens où on comprend pour nous comment l’objet a été conçu, et ce n’est pas particulier au numérique : nous n’avons pas besoin de comprendre comment est conçu un télécospe pour regarder à l’intérieur et apprécier les étoiles… mais si nous avions à changer la lentille du télécospe, si nous avions à exporter l’image des étoiles à partir de ce télécospe ou de projeter cette image sur une surface autre ?

L’idée que je veux adresser ici, et qui lie intranquillité et intimité, est que, en ne comprenant pas le fonctionnement d’un texte numérique, en ne le considérant pas comme un objet technique mais flottant ou dont la matière ne nous concerne pas, nous en sommes dépossédés.

Il semble parfois que nous1 ayons oublié que même un texte numérique est une inscription dans une matière.

Cette dépossession n’est pas particulière aux nouveaux médias ni à ce que l’on pourrait appeler « la » technologie, comme si ces derniers avait achevé de rompre un lien entre deux rives, elle s’inscrit selon moi dans un rapport au savoir en général.


Rhétorique de l’immatérialité #

Bien avant le numérique, bien avant le papier si on doit parler en terme de support d’écriture, il a cette distinction entre forme et matière, entre contenu et contenant, donc entre pensée et support. Séparation qui pose non seulement le problème d’une abstraction mais aussi celui d’un système de valeur : ce que Vitali-Rosati identifie comme la rhétorique de l’immatérialité présuppose « qu’il y ait d’un côté quelque chose de pur, immatériel, noble et précieux et de l’autre son incarnation, impure, matérielle, imparfaite, vile et sans importance. » (Éloge du dysfonctionnement, à paraître)

Cette affirmation, on la retrouve déjà dans le Phèdre de Platon – selon une lecture au premier degrès – où l’écriture est un produit qui n’est pas noble, qui est une forme de déchéance de la pensée, parce que c’est l’incarnation des idées qui sont, elles, les formes les plus pures du logos.


Ce hiatus se poursuit, trouve toujours nouvelles peaux pour reproduire une séparation très binaire entre deux mondes, séparation qui n’est pas seulement théorique mais également politique, séparant masculin et féminin : la figure du philosophe, de l’intellectuel qui pense, est du côté des idées ; et pour nous femmes, la figure de la secrétaire qui transcrit un savoir2.

Au-delà d’un système de valeur, il y a une dépossession qui s’opèrent et qui a des implications très concrètes et elle se traduit par notamment une tendance, si ce n’est une tradition à l’abstraction relativement commune dans les humanités, comme si les objets de la langue, de la littérature, de la philosophie, de l’histoire étaient uniquement théoriques, spéculatives, fait pour la dissertation, le commentaire, l’analyse, et non pour la pratique, la manipulation, l’intervention.

La conséquence est que nous oublions, par séparation entre fond et forme, que toutes les écritures que nous scrutons pour y faire émerger un sens, sont écritures parce qu’elles sont incarnées et que cette incarnation n’est pas juste une condition d’existence, c’est LA condition d’existence.


Retrouver le message #

Je me réfère notamment aux pensées des médias (terme large dans lequel on pourrait faire entrer les Media Studies, la médiologie, la sociologie des médias, les études intermédiales) qui ont permis de fonder une analyse du média comme sujet d’étude à part entière en le considérant au rang de message (McLuhan 1994).


Et il y a deux manière de considérer le lien entre média et sens, média et texte :

  • une participation, le fait que par exemple Proust soit édité en livre de poche ou en Pléiade change l’expérience de Proust. L’édition Pléiade de Proust est moins adaptée pour lire dans le métro, se destine à une manipulation plus délicate à cause du papier bible, etc.

  • une détermination, l’édition Pléiade de Proust ne participe pas seulement de Proust, elle est le texte de Proust parce que ce texte n’existe pas en dehors du papier bible (aussi fin soit-il).


Comme le titre de son ouvrage l’indique (Understanding Media: The Extensions of Man), McLuhan place la compréhension du média au cœur de sa thèse : la compréhension du média permet de sortir de « la narcose narcissique », « nous libère et nous délivre de la torpeur et de la transe dans lesquelles [les médias] tiennent habituellement nos sens plongés » (p. 77).

Dans cet ordre d’idée, par l’analyse des caractéristiques matérielles et techniques de nos textes littéraires aujourd’hui presque tous numériques, notre position face à l’objet littéraire se décentre pour nous permettre un processus de discernement de ce qu’est le texte numérique.


La (é)norme Word #

Soit parce que cet outil est normalisé par des pratiques, une tradition ou nos institutions directement, il est un fait que nous écrivons principalement avec Microsoft Word (ou Libre Office pour les ni Mac ni Windows) – je ne vais pas faire une critique de cette utilisation, juste proposer une réflexion par rapport à l’outil et surtout sa normalisation.

Là où nous mène tout l’imaginaire et l’héritage théorique, entre liquide et abstraction, nuage et eau, c’est à penser que le support, l’environnement n’importe peu, ou qu’il importe seulement vis-à-vis de nos besoins : est-ce que l’outil fonctionne bien sur ma machine ? est-ce que je parviens à comprendre rapidemment comment il fonctionne ? est-ce que je parviens à mettre mon titre en bleu parce que je le souhaite ainsi ?

Par consensus dominant, on part du principe que l’outil soit est adapté déjà à nos pratiques, soit peut être adapté à nos pratiques d’écriture.

Il reste que Word n’a pas été conçu par des personnes qui écrivent en sciences humaines, ou par des personnes qui en fait utilisent Word, et l’outil :

  1. n’est pas si transparent qu’il en a l’air,
  2. n’est pas tant adapté à tous nos besoins et pratiques qu’il nous dicte certaines pratiques parce que cet outil n’est pas neutre.

Sans rentrer dans les détails techniques, Microsoft Word est un logiciel propriétaire et fermé, ce qui veut dire que ce qui structure techniquement mon texte, ce qui permet notamment d’exporter notre texte vers un format pdf pour une impression plus facile, ces encodages ne nous sont pas connus, et cela implique plusieurs choses :

  • d’abord qu’il a été considéré par les fondateurs de Microsoft Word (Bill Gates et Paul Allen) que nous n’avions pas à savoir comment fonctionne l’outil que nous utilisons pourtant tous les jours.
  • ensuite, parce que nous n’avons pas accès à cette architecture technique, nous n’avons pas d’information sur la définition/modélisation du texte qui a été implémentée : nous ne savons pas comme Bill et Paul définissent ce que doit être un texte à l’écran et si cette définition correspond à notre conception du texte en sciences humaines.
  • enfin cela implique que derrière l’outil, en amont, en support, il y a une entreprise et non une communauté de chercheur·e·s.

Ce qui veut dire que nos textes ne sont pas seulement inscrits dans un environnement qui est propriétaire et fermé, mais que, parce qu’il n’y a pas de texte sans support, ces textes sont eux-mêmes propriétaires et fermés. Or techniquement (dans les deux sens du terme), nos textes ne nous appartiennent pas.


Retour à l’imaginaire de l’eau – parce que symptomatique d’un changement de rapport entre texte et support, entre écriture et matérialité.

La question symptome se pose ainsi : Où sont concrètement nos textes numériques ?

Mon texte numérique publié en ligne, comme celui-ci, si je montre l’envers, c’est un texte, des écritures en HTML qui sont là.

  • si je griffe mon écran, il ne sera pas touché.
  • si j’explose ma machine, il ne sera pas touché.
  • en revanche si j’explose le serveur (situé en France) qui fournit l’accès, qui héberge ce texte, il sera touché.

La matérialité du numérique et donc de nos textes est à chercher dans une infrastructure, une infrastructure vaste qui s’éparpille en centres de données et en cables, sous terre et sous mer.

Il y a en effet une nouvelle configuration des rapports entre texte et corps de texte avec le numérique, entre nos interfaces d’écritures, nos machines et là où sont véritablement stockés nos écritures, mais le texte demeure un corps.


Pour revenir au DOCX, dans l’éventualité que l’économie qui soutient ce logiciel s’effondre, que Microsoft fasse faillite, ou qu’un problème technique advienne, ces textes, même si enregistrés sur nos machines, même si stockés en ligne, même si conservés sur une clef USB, ne nous seront plus accessibles, plus récupérables parce qu’il n’y aura plus l’espace technique pour les lire et que ces textes n’existent pas hors de leur dimension technique, hors de leur support.

Comment se fait-il que si je suis la personne qui a bien écrit mon texte sur mon clavier sur ma machine, comment se fait-il que je n’ai aucun pouvoir sur sa survie et que Paul Allen et Bill Gates, que je n’ai jamais rencontré, qui n’ont jamais écrit sur ma machine, sont dépositaires de mon écriture ?3


La question demeure :

Que faire face à cette intranquillité technique du texte numérique ? Comment redevenir intime, en main, avec nos écritures ? Comment avoir cette intimité si ce texte que nous ne connaissons finalement pas autant que nous le pensions nous ne pouvons pas avoir confiance en sa réalité, si ne pouvons pas être sûr·e·s qu’il restera avec nous et à nous ?

Par l’intranquillité.

Être intime, c’est (sans proposer une autre imaginaire un peu plus en corps et en chair) c’est être dedans, non pas à la surface du texte numérique, non pas sur cette strate qu’on modèle pour nous, mais dans ce qui le constitue comme média, dans son tissu technique.


Réinventer un texte #

Tel qu’il a été appréhendé généralement, le texte numérique est resté dans un espace en héritage à plusieurs modèles : mimétique du livre avec les ebook dont les pages font même du bruit de froissement (un écran fait rarement du bruit à lui-seul sauf quand on le balance contre un mur) ; mimétique de la page (un écran par principe est noir mais les pages qu’on nous propose sont blanches). Nous sommes placé·e·s en quelques sorte dans un rapport de tranquillité ou face à un texte qui dans sa forme nous demanderait de le considérer comme un texte papier.

Et même si cela nous permet de poursuivre nos pratiques et habitudes d’un endroit à un autre, il est quand même à déplorer que toutes les caractéristiques plastiques de l’écran ne soient pas investies ou que nos institutions ne nous invitent pas l’investir selon nos pratiques d’écriture.

Pour éviter la torpeur qu’avait notamment souligné McLuhan, il faut aller vers l’intranquillité, vers des modèles alternatifs de savoir, vers une appropriation de ces espaces, sans dire de les réinventer, mais de pouvoir les détourner, soit ne pas faire les gestes qui avaient été prévus pour nous.

Cette intranquillité nous amènerait à imaginer une métamorphose du texte qui placé dans ce nouvel environnement serait mû par de nouvelles réalités, une écriture dans une architecture : une littérature définie par le mouvement, la modularité, la réinscription infinie.

C’est notamment ce que j’essaye de faire dans ma création.


Je continue de le dire, j’écris au sens littéraire avec un logiciel de montage vidéo et mes créations sont toujours des textes, qui en effet ne se présentent plus comme des écritures sur une page blanche statique et imprimable mais comme des écritures qui explore la plastique de l’écran, qui sont investies de mouvements, de strates, de relations avec d’autres médias, d’autres écritures comme du code, parce que cette modularité est justement ce qui différencie l’écran des autres supports.

Les propositions que j’essaye de concevoir veulent être une rencontre d’un autre lieu, un peu comme une hétérotopie.


À posteriori me sont demandés le texte de mes vidéos et par là la retranscription plus lisible, plus statique, plus tranquille des mots. Je travaille ces retranscriptions désormais comme des états du texte4 mais le fait est que mon texte n’est pas présent hors de l’environnement technique du logiciel de montage vidéo. Il n’est pas ailleurs et il émane dans cet espace à la suite de mes gestes de montage, de bricolages, d’incision, d’expérimentation comme d’apprentissage d’écriture technique.


Le care technique #

Entre ce qui nous est montré à l’écran et ce qui constitue concrètement ce texte, ses coulisses techniques, réside un monde d’intranquilité. Penser le texte à l’écran demande alors de prendre conscience de sa matérialité numérique qui ne se joue plus de la même manière, d’aller au-delà de ce qu’on nous propose comme lisse, rapide, transparent ou clair comme de l’eau de roche, aller dans l’illisibilité du texte numérique, dans cet espace intermédiaire entre humain et machine.

C’est un processus de recherche autant que de création pour retrouver une intimité qui est propre à chacun et chacune et pour dévier un peu de ce qu’ont décidé des hommes, Paul ou Bill ou Marcel.

La pire intranquillité serait selon moi celle dont nous n’avons pas conscience et qui se cache derrière l’effet d’un pouvoir, d’une intimité. Celle que je voulais proposer ici est une intranquillité qui s’assume, qui paradoxalement est même tranquille avec le fait d’être intranquille.

Ramener la littérature à un artisannat qui ne concerne plus la page ou le caractère d’imprimerie mais qui concerne les coulisses d’une production avec machine et rouages techniques, c’est retrouver/restituer une mâne, une matière que nous avons oublié, mise de côté et qui par ce statut de non care ou de don’t care a produit une dépossession de nos intimités textuelles.


  1. Je dis nous mais libres à vous de ne pas vous sentir concernés. ↩︎

  2. Voir à ce sujet la réflexion sur les petites mains : Manifeste des petites mains, Les petites mains , Ajout n’est pas inclusion, Le corps technique des Petites mains ↩︎

  3. Sans chercher de coupable, en utilisant Word, c’est en réalité le contrat tacite que je passe avec Bill et Paul. ↩︎

  4. Des exemples de retranscriptions : En amont des Ruses Bleues, Série des Pansemains, Les azurées↩︎

CC BY-NC-SA Antoine Fauchié