in CSDH2023 pannel - Collaboration et production du savoir : pour une herméneutique des structures.
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[articulation]
Dans cette idée que la pensée s’incarne toujours dans un contexte matériel, dont les caractéristiques viennent déterminer le sens, j’aimerai ici parler d’une réflexion en cours, une réflexion personnelle mais qui est également représentée par bien des études diverses et critiques : cette présentation s’aligne avec le propos théorique qui a été fait par Eugénie Matthey-Jonais et Marcello Vitali-Rosati, elle s’articule parce qu’elle est l’occasion de rappeler sur la table du savoir les petites mains, c’est-à-dire tout les acteurs subalternes, pour notre cas en humanités numériques, qui ont travaillé à façonner, à inscrire une connaissance à un endroit, dans un modèle, en tant qu’objet. qui font cette matérialité du savoir.
[definition]
Historiquement, au XIX^e^ siècle, ce que l’on appelle petites mains ce sont les ouvrières apprenties, des femmes exclusivement, ou des cousettes qui travaillaient sous les ordres des premières mains et à qui donc on assignait des tâches de couture répétitives, minutieuses, plutôt laborieuses.
Aujourd’hui la formule est utilisée en français pour désigner communément tous les travailleurs et travailleuses (on qualifiera plus généralement une femme comme une petite main) qui ont des tâches manuelles, des tâches que personne ne veut généralement, des tâches qui sont soit dénigrées directement, soit des tâches présentées sans grand intérêt intellectuel : la petite main effectue des tâches d’édition, de correction, de relecture, de secrétariat qui, dans le discours ou les imaginaires, ne sont pas comprises dans le modèle du savoir.
[problematique]
Si on reconnaît que le travail de la petite main dans la constitution d’un produit, qu’il soit intellectuel ou non, participe, a une importance dans la chaîne de production, il reste que la main demeure petite : la langue française tire de son ambiguïté la polyphonie de ses termes, le petite de la petite main implique une main travailleuse, qui doit être discrète, efficace, peu visible ou sonore et surtout attentive aux plus petits détails. Au-delà de ces valeurs assignées, la main est petite en terme de taille, soit d’importance dans la considération du travail final.
C’est-à-dire que dans le modèle que l’on a de nos propres connaissances et certitudes, dans ce modèle épistémologique, la petite main n’est pas ou très très peu présente. Les petites mains sont placées du côté de la dimension technique de l’écriture mais sont hors du modèle de l’émergence de la pensée. Celles qui écrivent ne sont donc pas celles engagée dans le paradigme de l’écriture.
[exemple]
L’exemple qui illustre le mieux cette structure de pensée sur l’émergence du savoir est certainement le projet Index Thomisticus, projet très connu, largement cité comme le premier projet en Humanités numériques. Entre 1940 et 1970, le prêtre jésuite Roberto Busa, lance avec le soutien de la société multinationale américaine IBM le vaste projet d’une indexation/lemmatisation des oeuvres de Thomas d’Aquin. Ce travail et la reconnaissance qu’il a reçu surtout de la part de la communauté scientifique ont élevé le Père Busa au rang de père fondateur, le lone scholar des humanités numériques.
L’ombre au tableau est cependant que ce ne sont ni les hommes d’IBM, ni le Père Busa qui ont concrètement encodé les cartes perforées avec le texte de Thomas d’Aquin qui allaient servir à la lemmatisation du corpus. Comme rappelé par les travaux de Julianne Nyhan et Mélissa Terras, mais aussi par ceux de Steven Jones, ce sont les « female punchcard operators », des femmes qui avaient été formées pour la plupart dans une école de typographie fondée également par le Père Busa, qui ont fait l’Index Thomisticus.
Ce projet n’est pas seulement une collaboration entre IBM et Busa, mais également une collaboration avec des ouvrières qui, bien que certaines n’avaient pas été informées des visées finales du projet ou ne connaissaient pas le latin de Thomas d’Aquin, ont impacté le projet : elles ont fait l’implémentation technique du modèle, c’est elles qui savaient comment fonctionnaient concrètement, techniquement le corpus, c’est elles qui ont travaillé à son incarnation matérielle.
[modele]
Cet exemple montre bien selon moi une tension : les petites mains sont placées dans les coulisses de la science (Waquet 2022), et ainsi placées, leur participation, la nature et le degré de leurs interventions nous demeurent inconnus : sur les 65 petites mains de l’Index Thomisticus, on n’en connaît que quelques uns dont Livia Canestraro, Rosetta Rossi Bertolli, Gisa Crosta et surtout on ne connaît pas précissement le rôle de toutes dans le projet. Les connaissances que l’on a sur leur participation mais également sur l’impact du projet dans leur carrière professionnelle, nous les avons justement grâce au travail d’intense fouille des archives du projet et les interviews qui ont été notamment menées par Julianne Nyhan.
Alors comment rappeler la collaboration au fondement de nos savoir ? Les travaux de Nyhan et Terras, comme ceux d’autres chercheurs et chercheures qui reprennent le terme de petites mains, luttent pour un dévoilement des présences et conjointement pour une revalorisation du travail des acteurs souvent décrits comme oubliés, hidden, invisibles ou invisibilisés.
Selon moi, et c’est ce que je propose comme contribution à ce pannel, il s’agit de repenser les modèles épistémologiques mais aussi culturels qui sont à la base de l’émergence du savoir, et de ne pas demeurer dans une seule perspective de revalorisation ou recréditation. Le modèles classique s’enracine dans des principes de propriété intellectuelle, d’exclusiveté intellectuelle (le mythe du lone scholar) mais aussi dans des principes d’abstraction des savoirs, ce modèle qui se structure sur un principe de hiérarchie entre des valeurs de travail mais également sur des patterns largement sexistes. C’est ce modèle que les Humanités numériques ont l’occasion de renégocier.
[collaboration]
La renégociation du modèle doit dépasser les principes de revalorisation, recréditation qui sont importantes bien sûr mais qui comportent aussi des dérives comme rappelé par Crystal Bennes dans son ouvrage Klara and the Bomb.
D’abord le risque de constituer une histoire alternative, des histoires qui parce qu’elles sont alternatives sont le jeu du modèle dominant.
Ensuite le risque de glorifier des figures, de créer de toutes pièces des figures féministes, de remplacer l’écrasant Père Busa par une non moins romantisée Mère, et de glorifier aussi des femmes qui, n’ont peut-être pas eu d’impact direct sur le développement technologique, et qui étaient peut-être toute à fait en accord avec le système, n’étaient ni cachées, ni invisibilisées mais juste ne souhaitaient pas être connues.
Il ne s’agit donc pas de faire des petites mains une communauté créée de toutes pièces, vendable, marketable, gafamable même qui laisse intact un système qui place l’individu au centre d’un savoir désincarné. Autrement dit nous avons moins besoin de figures d’individu que de modèles épistémologiques de collaboration.
L’idée avec la pensée des petites mains est donc de défendre plusieurs choses :
D’abord le savoir comme incarné dans des circonstances matérielles ;
Ensuite le savoir comme déterminé (ontologiquement) par un travail manuel, technique, pluriel ;
Enfin le savoir comme émergent d’une collaboration entre différents acteurs qui un collectif, un ensemble de relation où l’auteur, le créateur, le père fondateur est un individu parmi d’autres.
Les « petites mains » permettent de repenser l’émergence du sens au-delà d'une structure hiérarchique : la production de la pensée s’apparente alors à une fabrique, ou des fabriques de savoirs, où plusieurs forces sont mise en œuvre et c’est l’étude de leurs convergences qui permet de comprendre l’émergence du savoir. Et si les Humanités numériques ont une forte inscription dans la collaboration entre expertises, traditions et objets culturels, cette collaboration qui est peut-être la caractéristique d’un champs disciplinaire relativement jeune doit également comprendre les mains en coulisses, au moins pour son cas scientifique.
idée du labor : utilisation de discours féministe dans discours politiques pour des charges économiques : la femme est liée a un labour.